"Les Mille et Une Nuits", de Miguel Gomes, du conte merveilleux au document militant
Balzac voulait écrire « “Les Mille et Une Nuits” de l’Occident ». Le cinéaste portugais Miguel Gomes a voulu évoquer, dans Les Mille et Une Nuits, le Portugal d’aujourd’hui, marqué par les cures d’austérité qui ont appauvri la plupart des habitants de son pays.
Le premier des trois films commence par un très beau travelling sur des chômeurs, massés sur les quais, que la caméra filme depuis le bateau. Après le magnifique Tabou (2012), chef-d’œuvre inclassable mêlant fantaisie et sérieux, ce cinéaste audacieux défie la notion de genre dès son prologue, en se mettant lui-même en scène dans une séquence pleine d’autodérision où il tente d’abandonner son tournage, par manque d’inspiration.
Refusant de faire un « film militant », il se demande : « Comment peut-on faire un film d’intervention sociale quand on veut filmer des histoires merveilleuses ? Comment filmer des fables intemporelles quand on est engagé avec le présent ? » Question cruciale, fondamentale, qui va avoir pour réponse le principe des Mille et Une Nuits : différents récits de faits-divers ou d’événements sociaux qui viendront s’imbriquer plus ou moins harmonieusement les uns dans les autres, à l’intérieur des récits de la belle Shéhérazade (Crista Alfaiate).
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Volume 1, “L’Inquiet” :
des métaphores originales
Dans le volume 1, intitulé L’Inquiet, Miguel Gomes fait un montage parallèle entre des images de manifestations d’ouvriers qui ont connu la fin des chantiers navals, et celles d’hommes qui brûlent les nids de guêpes tueuses d’abeilles, métaphore frappante d’un mal destructeur et d’une réponse radicale.
Plus tard, dans l’épisode comique intitulé L’histoire du coq et du feu, autres métaphores : un coq est menacé d’être passé à la casserole parce qu’il chante toutes les nuits et dérange les voisins – alors qu’il s’agit, en fait, d’un cri d’alerte sur la situation destiné à réveiller les citoyens. Puis des enfants jouent une histoire d’adultes, qui se termine par la propagation d’un incendie.
Séquences apparemment sans lien, dont l’agencement relève d’une forme originale qui évoque le burlesque tragique de Gogol ou de Kafka, comme celle qui met en scène des responsables politiques et les représentants de la troïka comme « des hommes qui ne peuvent s’arrêter de bander », belle image de ce que le philosophe Pierre Legendre appelle « jouir du pouvoir ».
La séquence suivante évoque Albert Cohen par ces chômeurs, rebaptisés les Magnifiques, qui racontent leur expérience dans un lieu aux murs tapissés de boîtes d’œufs de couleurs vives, et nous deviennent vite très proches.
L’Inquiet se termine sur l’image énigmatique d’une baleine échouée sur la plage, rejoignant le Léviathan d’Andreï Zviaguintsev (2014) qui, par un fait-divers tragi-comique, brossait un tableau cauchemardesque de la Russie de Vladimir Poutine, tandis que nous assistons au grand bain de mer salvateur d’un peuple déjà dépouillé par la crise.
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Volume 2, “Le Désolé” :
des morceaux de bravoure dans une fresque chatoyante
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Dans le volume 2, Le Désolé, les récits de Shéhérazade s’articulent autour de deux grands morceaux de bravoure, deux chapitres particulièrement fous de cette fresque chatoyante. Un criminel, surnommé « Sans Tripes », poursuivi par les gendarmes, ne cesse de leur échapper et parvient à se télétransporter, devenant ainsi un héros populaire.
Après ses exploits, s’ouvre un procès inédit, dans une arène sous les étoiles, en présence de Lisboètes ordinaires, mais aussi de créatures chimériques, devant une juge qui ne peut retenir ses larmes. Peu à peu, les auditions des plaignants, des accusés et des témoins forment une chaîne inextricable de responsabilités. Chacun a quelque chose à se reprocher. La culpabilité problématique des uns est contrebalancée par l’innocence de plus en plus douteuse des autres. Tout le monde est à condamner… ou à pardonner…
Le capitalisme et la cupidité qu’il favorise apparaissent en définitive comment les seules causes de nos malheurs : vérité rarement exprimée avec une telle fantaisie par un démiurge qui crée une comédie humaine à partir d’une simple querelle de voisinage.
Autre univers transfiguré par l’imaginaire : une cité HLM plongée dans la léthargie par le chômage et l’austérité. Certains de ses habitants figurent dans une histoire très courte, une anecdote, un gag. D’autres évoquent un véritable roman. Comme ce couple au bord de la vieillesse, d’anciens amants passionnés qui se laissent glisser vers le néant entre tabagisme, désœuvrement mélancolique et tubes des années 1980.
Ces ruines de bonheur, entrevues à travers la fumée, rappellent Tabou, précédent film de Miguel Gomes, dont on retrouve une actrice, Teresa Madruga. La surprise vient, cette fois, d’un petit chien. Sauveur des épaves de l’immeuble, lien social à lui tout seul, dépositaire de la mémoire des lieux, il dialogue avec son propre fantôme entre deux services rendus aux humains…
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Volume 3, “L’Enchanté” :
une fin qui n’en finit plus
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Comme dans les univers de Balzac ou de Proust, il est possible de plonger directement dans chacun des trois volets de la trilogie sans rien savoir des deux autres. Le long fondu enchaîné qui ouvre le troisième volume, L’Enchanté, transforme une danseuse de rue en fantôme hantant les pensées du père de Shéhérazade : il croit, en la voyant, reconnaître son épouse.
Le fondu traduit une apparition car, pour Miguel Gomes, les moyens du cinéma peuvent tout et enchantent le monde. Avec un véritable génie, le cinéaste leur redonne une nouvelle jeunesse. Il filme les chantiers navals, les femmes, les paysages et les animaux avec, chaque fois, une idée de cinéma originale qui fait penser aux frères Lumière, à Georges Méliès, au cinéma burlesque ou d’aventure, aux essais de Chris Marker…
Témoin ce plan-séquence aérien où la conversation entre Shéhérazade et son père est filmée dans une balancelle de manège volant littéralement, comme le tapis des contes, et faisant défiler le paysage sous nos yeux.
« D’où naissent les histoires ? Des peurs et des désirs des hommes. Pourquoi chaque tyran suscite-t-il un conteur ? Parce qu’à chaque venin, son antidote. » Telle est la sagesse de cette femme qui sait tout. Solaire, la première partie de ce dernier acte virevolte d’une vision de Shéhérazade à une autre, et parcourt une Bagdad à la lumière somptueuse, recréée dans les calanques de Marseille, sur laquelle souffle un mistral personnifié par un génie du vent.
Les divagations de la princesse enchaînent les légendes : celle de Paddleman le très fécond, dont la beauté est gâchée par la stupidité au point qu’on lui demande de se taire ; celle du voleur Elvis. Plus que ravi par les légendes, on est littéralement en-chanté, au sens où l’entendrait Jacques Demy. Car, dans cette comédie musicale, se suivent et se répondent chansons populaires et heavy metal, pour finir sur le chant triste et virtuose des pinsons.
Cette dernière partie, après l’impressionnant bestiaire des deux premières où se croisaient des troupeaux de moutons, des chameaux, une baleine, un coq et un chien presque humain, se concentre sur une activité bien particulière, celle de la petite communauté des pinsonneurs. Gomes y fait autorité, produisant dans des concours de chants ses oiseaux. On y apprend avec quel soin jaloux les pinsonneurs élèvent leurs protégés et leur font entendre des enregistrements pour leur apprendre à chanter.
Ces récits évoquent tous des histoires de disparition : oiseaux enfuis, morts de faim ou de fatigue pour avoir trop chanté. La beauté du chant annonce, comme c’est le cas pour les cygnes, une fin prochaine et tragique. Cependant, ce long document, en dépit de son intérêt, pose avec acuité la question du mélange des genres. Trop long, trop détaillé, il cesse vite de nous intéresser et étire inutilement cette partie finale… qui n’en finit plus.
C’est dommage. Car avec une fièvre militante sans répit, le film a construit comme un puzzle le portrait d’un personnage collectif : le peuple portugais, rassemblé à l’occasion d’une manifestation pour chanter l’hymne national, résistant de toutes les façons à la force policière, et à ce « gouvernement apparemment dénué de toute justice sociale », notamment sous les traits de Simao Sans Tripes, qui s’est constitué prisonnier à la fin de l’épisode western du deuxième chapitre et reparaît dans le documentaire du troisième, libre comme l’air.
Miguel Gomes enrichit et enchante assurément son peuple, appauvri par la crise, grâce à la magie de son récit, son ampleur, sa variété. Et il gagne globalement ce pari risqué : mêler, dans une fresque ambitieuse, l’imaginaire flamboyant du conte et l’aridité poignante du documentaire.
Anne-Marie Baron
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• “Les Mille et Une Nuits”, de Miguel Gomes, volume 1 “L’Inquiet”, volume 2 “Le Désolé”, volume 3 “L’Enchanté”.
• “Tabou”, de Miguel Gomes, par Anne-Marie Baron.
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