"Les Mémoires dangereuses", de Benjamin Stora avec Alexis Jenni
Pour comprendre la vraie nature des événements tragiques qu’a connus notre pays au cours de l’année 2015, du 8 janvier au 13 novembre, il ne suffit pas d’analyser la situation présente, de tenter de maîtriser et de combattre le terrorisme aveugle. Il faut plutôt remonter aux sources du mal, retrouver les causes lointaines et interroger ce que les historiens appellent le « temps long » celui qui, dépassant l’écume des jours, s’impose pour tâche d’« agrandir le passé ».
C’est dans cette optique que Benjamin Stora a eu l’heureuse idée de rééditer son essai paru en 1999 aux éditions La Découverte sous le titre Transfert d’une mémoire, en le complétant par des références à l’actualité la plus récente et en le faisant précéder d’un dialogue avec le romancier Alexis Jenni, l’auteur de l’Art français de la guerre, livre qui fut couronné par le prix Goncourt en 2011.
La nécessaire relecture de l’histoire du colonialisme
Trois questions irriguent l’échange : celle de la violence utilisée à des fins politiques ; celle de la montée des extrêmes identitaires et celle de la place de l’islam dans la République. Ces interrogations, déjà présentes de manière diffuse dans les précédents ouvrages de Stora, sont désormais devenus essentielles et ne peuvent être sérieusement traitées qu’à la lumière d’une « bataille culturelle […] qui porte sur l’histoire des pays du Sud, et donc du lien indéfectible que la France entretient avec eux ».
L’auteur de ces mots, Alexis Jenni, avec les armes du romanesque, s’est essayé à l’exercice et rejoint le spécialiste du Maghreb qui n’a cessé de revenir sur cette nécessaire relecture de la douloureuse histoire de la plus importante de nos colonies.
Afin de mener à bien une telle entreprise, Stora inventait naguère le concept, toujours opérationnel, de « sudisme », copié sur l’imaginaire des « petits Blancs » des États-Unis, et qui désigne l’esprit qui animait les défenseurs de l’Algérie française. Il proposait également une réflexion en profondeur sur le colonialisme, celui en raison duquel a été établi, sur le territoire algérien, une double législation porteuse de malaise et contraire aux vertueux discours assimilationnistes.
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De l’OAS au mythe identitaire
Pour illustrer sa thèse, l’essayiste se lance dans un passionnant rappel historique qui, à partir de l’engagement en Algérie de Jean-Marie Le Pen (1956), héritier avoué des valeurs de l’extrême droite, puis, dans la même direction, de la naissance de l’OAS qui va se fondre avec le Front national à partir de 1972, nous conduit jusqu’aux problèmes d’intégration actuels et aux attentats extrémistes.
Progressivement, s’est constituée une « génération Algérie française » qui va entretenir la flamme : « Le souvenir s’organise par un embellissement d’une histoire chaleureuse, ensoleillée, d’un Éden perdu, brisé par la guerre. » La communauté pied-noir, meurtrie, réduite à l’exil, a été de plus confrontée à la mémoire des enfants issus de l’immigration maghrébine dont les préoccupations sont très éloignées des leurs.
Un sentiment de « revanche » peut alors se développer, contribuant à l’exclusion de l’« Arabe », rejet prononcé au nom de la « liturgie d’une France enracinée dans la pureté d’une identité mythique, sans cesse menacée ».
On devine, dans ces conditions, les difficultés pour parvenir à un « vivre ensemble ».
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Pour un transfert de mémoire
Les cinquante ans environ qui se sont écoulés depuis les des Accords d’Évian, ont été marqués par une série d’incompréhensions, de brutalités, de conflits favorables à la montée des extrêmes, entretenue (volontairement ou non) par les tenants de la « nostalgérie ».
La volonté du président Chirac, exprimée en 2002, d’« assumer pleinement son devoir de mémoire », le vote du Parlement pour admettre d’appliquer le mot « guerre » aux événements d’Algérie sont des décisions qui ont pu aider à la clarification du débat, mais elles ont aussi eu pour effet d’attiser certaines rancœurs. Au total : « Le mythe d’une société postcoloniale apaisée, détachée de ses origines ne s’est pas installé en France. »
Le combat contre l’islam (remaquillé en « intégrisme musulman ») en est la preuve. Pour comprendre les « spasmes » qui atteignent notre pays, pour enrayer les futures violences meurtrières, Stora proposait déjà, en 1999, un « transfert de mémoire, en provenance de l’histoire algérienne ». Manifestement, le message n’a pas été entendu. Il n’est pas inutile, en ces temps de désordre, de le lancer à nouveau.
Yves Stalloni
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• Benjamin Stora avec Alexis Jenni, « Les Mémoires dangereuses », Albin Michel, 2015, 234 p.
Voir sur ce site :
• « Algérie, le soleil et l’obscur », de Madeleine Chaumat, par Tramor Quemeneur.
• La guerre d’Algérie au théâtre, par Tramor Quemeneur.
• L’enseignement de la colonisation et de la décolonisation et la lutte contre le racisme et les discriminations à l’école, par Tramor Quemeneur.
• « Camus brûlant », de Benjamin Stora et Jean-Baptiste Péretié, par Yves Stalloni.