Les Herbes sèches, de Nuri Bilge Ceylan :
derrière le froid miroir
Par Philippe Leclercq, critique
De retour dans un collège d’Anatolie pris dans l’hiver, un prof désabusé se retrouve au cœur de la cruauté de l’ordinaire. Le cinéaste turc poursuit son œuvre morale sur un temps long qui s’éprouve et glace.
Par Philippe Leclercq, critique
Samet (Deniz Celiloglu) est de retour, après les vacances d’hiver, dans le petit collège d’Anatolie où il enseigne comme professeur d’arts plastiques. Il y retrouve Kenan (Musab Ekici), un collègue avec lequel il partage une colocation, et tous ses élèves dont Sevim (Ece Bagci), 13 ans, sa préférée. L’arrivée de Nuray (Merve Dizdar, prix d’interprétation à Cannes), jeune enseignante d’anglais et engagée politique, le détourne à peine de son ennui et de son attente de nomination à Istanbul. Une lettre d’amour confisquée au cours d’une fouille de cartables, ordonnée par la direction, va alors précipiter les événements et exacerber l’amertume du sombre Samet, accusé comme son collègue, de harcèlement…
L’écran de neige révélateur
Le réalisateur turc Nuri Bilge Ceylan, auteur d’une œuvre passionnante, à l’esthétisme raffiné (Uzak, Winter Sleep, Le Poirier sauvage…), est un sondeur d’âmes. Comme son personnage principal, photographe à ses heures perdues, il s’efforce d’atteindre la vérité qui se dissimule sous la surface des choses et la beauté des visages. La neige qui recouvre le paysage durant la quasi-totalité de son neuvième long-métrage, Les Herbes sèches, est comme un écran sur lequel vont peu à peu se révéler des histoires et des identités que d’aucuns – à commencer par Samet – auraient bien voulu laisser dormir.
Dans ce village perdu de l’est de la Turquie, où rien ne bouge et où tout semble durablement pris dans la glace, un petit théâtre de la cruauté ordinaire se met en place par accident, et déroule son (double) drame sur fond d’ennui et de misanthropie. L’enjeu et la tension du film s’appuient sur le temps long (3h17) et des scènes à la durée étirée, destinées non seulement à scruter la circulation de la pensée et les rapports entre les personnages, mais également à éprouver la lenteur du temps qui passe et son impact sur les comportements.
Illusions perdues
Pour tromper le vide qui l’entoure et son agacement de se retrouver coincé dans un endroit qui, selon lui, ne le mérite pas, Samet s’autorise quelques libertés, tant dans son enseignement que dans sa relation familière avec ses élèves. Un geste, un détail, une vexation adolescente scellent sa disgrâce. Blessé dans son orgueil, l’homme réagit par la manipulation. Il se montre tour à tour sournois et désespéré, abattu et revanchard, quitte à se tromper de cible, quitte, avec une bonne dose de mauvaise foi, à trahir la confiance de son collègue Kenan et à en faire son souffre-douleur.
Au centre du film, une longue conversation nocturne entre Samet et Nuray, chez qui celui-là s’est invité, fait éclater toute la noirceur du personnage, et met en avant son pessimisme, son cynisme, même à l’égard de l’esprit de lutte de la professeure dans la défense du droit des femmes au sein la société turque. Cette scène magistrale, riche d’idées contradictoires sur l’importance des idéaux et la place de l’homme dans le monde, est ponctuée d’un artifice comique de mise en scène qui achève de faire tomber le masque de l’antipathique Samet. Le regard que ce dernier lance alors dans le miroir de la salle de bains, où il s’est un instant absenté, lui reviendra en plein visage, quand la neige aura fondu.
P. L.
Les Herbes sèches, film germano-franco-turc (3h17) réalisé par Nuri Bilge Ceylan avec Merve Dizdar, Deniz Celiloglu, Musab Ekici, Erdem Senocak, Yuksel Aksu, Münir Can Cindoruk, Cengiz Bozkurt, Turan Selcuk. En salles.
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