Les fantômes de Beethoven
« C’est en un langage sublime l’expression d’une joie sereine venue d’un monde inconnu. »
E.T.A Hoffmann, à propos du Trio des esprits (Geistertrio).
« Le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. Kant !!! »
Beethoven, Cahiers de conversation, 1820, p. 88.
Alors que Goethe réalisait son premier Faust, Beethoven accomplissait, en 1808, le tour de force de donner en quelques mois plusieurs chefs-d’œuvre qui seront joués au grand concert d’« adieu » du 22 décembre 1808 : Cinquième et Sixième symphonies, Quatrième concerto pour piano, Fantaisie pour piano, orchestre et chœur, ébauche du thème de l’Ode à la joie, et les deux trios opus 70 : le Trio des « esprits », ou des « fantômes » (Geistertrio), et le Trio en mi bémol.
Après sa brouille avec Esterhazy, c’est dans l’isolement de la maison de la comtesse hongroise Niczky, à Vienne, la « liebe, liebe, liebe, liebe, liebe » pianiste Maria von Erdődy, que Beethoven compose les deux trios qu’il lui dédie, entre autres pages célèbres. Le compositeur Reichardt témoigne de cet éloignement le 30 novembre 1808 :
« Personne ne pouvait m’indiquer où il habitait. […] Cela m’a vraiment coûté beaucoup de peine de l’obtenir. À la fin je l’ai trouvé dans une grande maison déserte et isolée. Au début il paraissait aussi sombre que sa demeure, mais bientôt il s’égaya. »
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Une recherche acoustique hallucinée et visionnaire
Reichardt entendit, enthousiaste, parmi quelques amis privilégiés, la « première » du trio, Beethoven au piano, dans cette grande maison, le 10 décembre. Son témoignage décrit visiblement les signes de l’état dépressif du maître, avec des accès de joie et même d’exaltation dont les deux trios sont le reflet.
Le largo, sorte de « nocturne » qui reprend l’unique thème très court (deux mesures) et énigmatique annoncé au piano, semble l’expression d’une solitude infinie, doublée d’une recherche acoustique hallucinée et visionnaire, avec répétitions à l’infini d’accords au piano, anticipant d’un siècle et demi le IXe Klavierstűck de Stockhausen. L’ensemble de ce long mouvement en ré mineur présente une texture harmonique diffuse, mystérieuse et impressionniste, en un climat typiquement hoffmannien.
Ce mouvement lent a donné plus tard son nom au trio. Beethoven avait en effet utilisé ce thème étrange dans des esquisses d’une scène de sorcières pour le projet d’un Macbeth jamais accompli.
Le fantastique est présent dans les deux trios opus 70, l’inspiration débordante aussi, et, toujours, dans le paradoxe d’une solitude exacerbée, une « écoute » de ce qui bruit alentour : l’influence constante des musiques du folklore de ce qui était l’Europe d’alors, celle des Habsbourg aux peuples d’Europe centrale, orientale et balkanique, si divers et mêlés. Ainsi, Czerny avait reconnu dans le finale du Trio en mi bémol majeur des mélodies populaires croates qu’il avait entendues en Hongrie.
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Les Cahiers de conversation : un « cadavre exquis surréaliste à grande échelle »
Crise et étrange paradoxe de la « quarantaine » forcée par la surdité, isolement voulu par un homme qui « voyait » plus loin que ses contemporains : Beethoven a magnifiquement résumé l’esprit des Lumières et, en même temps, préludé aux plus audacieuses inventions musicales des deux siècles suivants, dont le festival, fidèle à sa tradition et à son ouverture, se fait l’écho, de Schubert (que Beethoven croisera à peine à Vienne, la dernière année) ou Mendelssohn à Escaich et Messiaen.
Les Cahiers de conversation auxquels il recourait pour communiquer avec son entourage, édités cette année par Buchet-Chastel, permettent, pour la période couvrant les dernières années (1818-1827), d’avoir accès à « un cadavre exquis surréaliste à grande échelle » (Maurizio Kagel), mais aussi à un Beethoven bien vivant qui passe d’une considération sur Kant à des pense-bêtes sur des titres de livres, des achats à faire (cirage, rasoirs, savon à barbe, dentifrice, montre, bretelles, chauffe-pieds, chocolat, sucre, papier-buvard, bougies, vin de Chypre ou de Hongrie…), des numéros de loterie, des courses pour la cuisinière, des extraits d’articles de presse…
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« L’art vrai est fier »
Ces cahiers sont un reflet de l’extrême difficulté de communication due à la surdité, mais aussi des contraintes rencontrées par tous les compositeurs du temps : recherche du meilleur pianoforte, de bons copistes, de bons interprètes, dialogues incessants avec les éditeurs, corrections des épreuves…
On assiste à la rencontre entre le petit Liszt (en 1823 : il a onze ans) et le compositeur (qui le reçoit mal) à la fin de sa vie, à une visite de Rossini… On a le sentiment d’assister au retour du fantôme de Beethoven.
On y trouve également des pépites telles que cette rare réflexion, qu’on chercherait en vain dans la copieuse correspondance, et alors que Beethoven est visiblement seul :
« Le monde est un roi et il veut être flatté, pour accorder ses faveurs avec avantage. Mais l’art vrai est fier, il ne se laisse pas contraindre par des formes flatteuses. De célèbres artistes y sont toujours pris, c’est pourquoi leurs premières œuvres sont aussi les meilleures : et pourtant elles sont sorties d’un sein obscur. On dit que l’art est long, la vie brève – longue est la vie, mais court est l’art. Si son souffle nous élève jusqu’aux cieux, ce n’est que la faveur d’un moment » (Cahiers de conversation, 1820, p. 113).
Jérôme Bloch
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• Ludwig van Beethoven, « Cahiers de conversation, 1818-1827 », traduits par Jacques-Gabriel Prod’homme, Buchet-Chastel, 2015, 432 p.
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