Les Engagés, d’Émilie Frèche : devoir de fraternité
Par Philippe Leclerc, critique
Émilie Frèche s’est inspirée de l’affaire dite des « Sept de Briançon » pour tisser une fiction sur le drame des migrants et l’engagement de ceux qui leur portent secours, notamment en montagne, et opposent l’accueil et la solidarité au délit de solidarité.
Par Philippe Leclerc, critique
Pour son passage derrière la caméra, la romancière et scénariste Émilie Frèche (Vivre ensemble, Stock, 2018) s’est inspirée de l’affaire dite des « Sept de Briançon ». Sept militants, accusés d’avoir favorisé l’entrée irrégulière en France d’une vingtaine de migrants, furent condamnés, en 2018, à des peines de prison dont plusieurs mois fermes pour deux d’entre eux. La cour d’appel de Grenoble ordonna leur relaxe en 2021. Émilie Frèche a choisi de s’engager pour « faire évoluer les conditions d’accueil des enfants réfugiés », indique-t-elle dans le dossier de presse du film. À tout le moins espère-t-elle susciter une réflexion sur l’engagement et le « délit de solidarité » au nom duquel les défenseurs des migrants sont criminalisés. Au vu de la récente polémique sur l’accueil en France du navire humanitaire « Ocean-Viking » et ses 234 migrants dont 57 enfants, force est de reconnaître que la sortie des Engagés tombe à pic.
Urgence humanitaire
Les Engagés est une fiction inspirée de faits réels. Après une plaisante journée passée sur les pentes alpines, David (Benjamin Lavernhe), Gabrielle (Julia Piaton) et les deux enfants de celle-ci, rentrent à Briançon quand leur voiture percute un jeune réfugié guinéen, venu d’Italie par la montagne, et poursuivi par les gendarmes. N’écoutant que son instinct, et après s’être assuré que l’adolescent n’était que légèrement blessé, David le cache dans son véhicule et l’héberge pour la nuit avant de le confier le lendemain à une association d’aide aux migrants. Débute alors pour David et les siens une aventure aux ramifications inattendues. Loin, en tout cas, de ce que des êtres doués d’humanité et répondant aux lois élémentaires de l’hospitalité, pouvaient supposer.
Partant de cet « accident » initial, qui va progressivement infléchir la trajectoire de David, le film d’Émilie Frèche interroge la construction du militantisme, et, au-delà, le principe de fraternité inscrit dans la devise de la République française. Comment passer des mots aux actes, interroge la romancière et réalisatrice, née d’une mère originaire d’Europe centrale et d’un père venu d’Algérie via l’Espagne ? Qu’est-ce qui pousse un être, soucieux de la règle commune, à franchir les frontières de la légalité ? L’urgence humanitaire n’est-elle pas une raison suffisante dpour recourir à la désobéissance civile quand un pays, a fortiori patrie des droits de l’homme, foule aux pieds ses propres règles ? Autant de questions existentielles et philosophiques qui travaillent les notions, bien connues des élèves de première et de terminale, opposant morale et droit, éthique et justice, liberté et devoir, loi du cœur et raison d’État.
La mort en maraude
L’engagement de David, né dans l’improvisation, s’impose bientôt à lui comme une obligation morale, un choix dicté par le devoir de solidarité et de dignité dans un espace soumis à la traque des gendarmes. Toute la région frontalière avec l’Italie est sillonnée par des patrouilles. Les villages et les routes sont assujettis au contrôle des véhicules, faisant planer un climat anxiogène sur le récit ; les plaques d’immatriculation des bénévoles venant en aide aux réfugiés sont dûment enregistrées, leurs propriétaires mis sous surveillance. Convoyer un étranger en situation irrégulière, fût-il mineur comme Joko (Youssouf Gueye), expose non seulement le conducteur, mais également la pérennité du foyer d’accueil aux réfugiés, géré par Anne (Catherine Hiegel) et sa précieuse équipe de bénévoles, que David a fini par rejoindre. Dépasser la ligne rouge et c’est la sanction, la fermeture du centre et la perte d’un important repère pour ses « Étranges étrangers » (J. Prévert, 1951), résidents sans adresse.
David traverse pourtant la frontière italienne au-delà de laquelle la gendarmerie française est allée nuitamment abandonner Joko… Dès lors, un jeu d’esquive se met en place, consistant à soustraire à la vigilance des autorités l’adolescent sans papier : comme il est arrivé en Europe par l’Italie où il a été enregistré, la France refuse de lui délivrer des papiers malgré son âge et isolement.
Des maraudes sont organisées pour venir en aide aux égarés qui passent la frontière et sont non seulement exposés à la morsure du froid dans la montagne mais également aux coups de dents des « loups » identitaires d’extrême-droite qui les attendent tapis dans l’ombre hors-champ. Le spectateur ne verra que la vilaine trace qu’ils laissent sur le visage tuméfié de David.
Le scénario d’Émilie Frèche éprouve le courage de son personnage, en liant le fil de son engagement à celui de la famille recomposée qu’il forme avec Gabrielle, confrontée pour sa part à un divorce compliqué et à la lutte pour la garde de ses enfants. L’engagement de David ne va pas de soi. Il implique des choix difficiles, motifs d’une crise grandissante entre lui et sa compagne. Tutoyer les limites expose, et grandit. Et fait de tous les David des héros de l’ordinaire, combattants de l’ombre, ici au secours des peuples errants et demandeurs d’asile, privés de tout sauf des dangers de la mort.
P. L.
Les Engagés, film français (1h38) d’Emilie Frèche, avec Benjamin Lavernhe, Julia Piaton, Bruno Todeschini, Hakim Jemili, Catherine Hiegel. En salle depuis le 16 novembre.
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