Les Continents sont des radeaux perdus,
d’Yvon Le Men :
en quête d’humanité
Par Stéphane Labbe
Trilogie commencée par Une île en terre en 2015, Les Continents sont des radeaux perdus part de l’enfance pour voyager ensuite du moi intérieur au monde. Yvon Le Men est lauréat du Goncourt de la poésie 2019.
Par Stéphane Labbe
Les Continents sont des radeaux perdus est le titre d’une trilogie dans laquelle Yvon Le Men, prix Goncourt de la poésie 2019, jette sur son parcours d’être humain un regard à la fois mélancolique, tendre et lucide. Les trois volumes publiés entre 2015 et 2018 (Une île en terre, 2015 ; Le Poids d’un nuage, 2017 et Un cri fendu en mille, 2018) se trouvent réunis en un seul volume. Le poète et son éditeur ont choisi dans les trois recueils un certain nombre de pièces emblématiques pour ce nouvel ouvrage qui vient enrichir la nouvelle collection de poche récemment créée par Bruno Doucey, également éditeur avisé d’Hélène Dorion.
La première partie du recueil, Une île en terre, renvoie à l’enfance de l’auteur. Le poète y évoque des figures clés, sa mère d’abord : « Elle est assise / dans ses quarante kilos / devant la mer / vaste / comme les questions / qu’elle se pose / j’imagine / devant la mort. » Évoquer la mère au seuil du grand passage, c’est aussi évoquer la mort de l’enfance, la solitude de l’adulte qui sait désormais qu’il lui faudra, un jour, affronter le même grand passage. Surgissent alors les figures du passé, ces gens humbles qui ont illuminé l’enfance du petit garçon devenu trop vite orphelin de père. On trouve ce grand-père, témoin mutique de toutes « ces humanités perdues » dans le creuset des tranchées, la voisine qui prie le crâne de Saint-Yves, Jean-Claude le voisin qui a connu les rigueurs de l’école communale, qu’il fallait rejoindre à pied, cumulées à celle du travail à la ferme. Jean-Claude, dont le poète restitue la parole savoureuse, est en quelque sorte le témoin d’une époque disparue et le porte-parole de l’auteur qui constate sans amertume, mais avec un point de nostalgie, l’exotisme de ce monde d’avant désormais si loin.
Avec Le Poids d’un nuage, Yvon Le Men témoigne d’un cheminement, celui du poète qui découvre le monde. « Le Sel de la terre », titre des deux poèmes d’ouverture, rappelle la dimension à la fois intime et épiphanique de l’élan lyrique : « Aussi blanches que la fleur de sel / sous la lumière de l’été / sont les pages du cahier où il écrit ses jours ». Le sel de la terre est aussi le sel de la poésie, une impulsion qui donne l’envie de prier, « baisser la garde / partager le pain / le vin ». Si le poète s’est éloigné du christianisme, il est conscient du pouvoir d’évocation de ces images culturelles qui lui permettent de traduire la dimension sacrée de son art. Fort de cet élan initial, l’auteur parcourt les grandes œuvres de la peinture (Rembrandt, Hokusai, Millet…) car l’art est aussi un absolu. Rembrandt peint « l’artiste par lui-même » mais surtout ce « flagrant délit » où nous sommes de « sortir enfin de nous-même ». Le poète et le peintre ont ce point commun de pouvoir dire l’osmose qui unit l’homme au monde. La dernière partie de la section consacrée aux fabuleux paysages de Bretagne traduit ce mouvement lyrique d’expansion qui intègre la beauté du monde.
La dernière partie, Un cri fendu en mille, témoigne des voyages du poète, d’une ouverture au monde et à son histoire. Le premier poème de la section évoque Buchenwald et la figure tutélaire de Goethe, les forêts abattues par les « gardiens de la mort » qui n’ont gardé que le chêne ou la poète s’adossait, « Le roi des Aulnes » et son aura visionnaire : l’enfant qui meurt dans les bras de son père préfigurant les milliers d’enfants morts « sans les bras de leur père ». Goethe et son œuvre symbolisent l’ambivalence de l’être humain, mais aussi les limites de la poésie qui ne sert pas « à ceux qui savent / ce qu’ils font ». Florence, Lisbonne, le train qui va de Cluj-Napoca à Timişoara, Doha, Pékin. Sans cesse, le poète s’en va à la rencontre de l’humanité sans oublier que l’oppression, partout, cherche à contraindre et rabougrir l’humain. Lui viennent alors en mémoire des vers, – toujours des vers ! – mais peut-on dire mieux que Du Fu, poète chinois du VIIIe siècle : « La guerre sévit toujours et le carnage est inépuisable, / Sans qu’il soit fait plus de cas de la vie des hommes, que /celle des poules et des chiens… » Si le poète cherche à dire l’indicible et à cerner les mystères du monde, il est aussi celui qui constate l’incessante absurdité des hommes, de la guerre et du mal, toujours recommencés.
Dans son hommage à Yvon Le Men, à sa réception du Goncourt de la poésie le 7 mai 2019, Tahar Ben Jelloun a déclaré : « Vous êtes un poète du terrain, un observateur sans relâche, vous scrutez la terre, vous êtes dans la vie concrète et aussi invisible et vous dites vos poèmes. C’est parce que vous êtes absolument convaincu que la poésie sauvera le monde, un monde de plus en plus inquiet, malade ou inconscient. Vous êtes certain que seule la poésie fera se lever des consciences et peut-être entamera un réveil sain et nécessaire. » Lire Les Continents sont des radeaux perdus, c’est se rendre compte de l’extrême justesse de cet hommage. Les poèmes, sans doute, ne sont rien, mais par leur gratuité, leur attention à la beauté, aux malheurs du monde, leur faculté à élever l’âme vers l’indicible, ils sont à même de sauver le monde.
S. L.
Yvon Le Men, Les Continents sont des radeaux perdus, Bruno Doucey, 153 pages, 16 euros.
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