L’envol d’un papillon : « Kampuchéa », de Patrick Deville
Après Pura vida et Equatoria, le narrateur de Kampuchéa, qui coïncide plus ou moins avec Patrick Deville, voyage en Extrême-Orient.
Plutôt qu’un voyage, il faudrait parler d’une exploration historique, géographique et surtout romanesque du Cambodge, pays qui borde le fleuve Mékong. Ce Kampuchéa qui fut un temps si peu « démocratique ».
Roman : le terme générique figure en couverture et on regretterait de voir le livre rangé ailleurs que dans le domaine de la fiction. Pourtant, tout ce qu’on lit correspond à une réalité dont bien des ouvrages savants peuvent attester.
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Une intrigue multiple
Il est en effet question de la découverte des temples d’Angkor par Henri Mouhot, chasseur de papillons, de la remontée du fleuve Mékong par Lagrée et Garnier, du règne de Sihanouk sur le royaume de Cambodge, et surtout des crimes commis pendant plusieurs années par les Khmers rouges. C’est pourquoi, outre que ce roman est ancré dans un cadre géographique et historique précis, il met en scène des héros qu’on pourrait qualifier de tragiques.
Les noms de Douch, Pol Pot, ou Kieu Samphân résonnent terriblement. Mais on croise bien d’autres personnages dans ce roman, notamment Loti, Malraux, Conrad, Graham Greene ou Soth Polin, romancier cambodgien auteur de L’Anarchiste.
L’intrigue de Kampuchéa est multiple, entraînant le lecteur de Thaïlande aux confins de la Chine, passant par le Viêt-Nam, le Laos et le Cambodge. La méthode Deville est en place depuis Pura Vida, voire avant : il imagine une sorte de caméra, « un matériel capable de saisir l’espace et aussi la fuite du temps, d’imposer l’Histoire à la Géographie, capable de restituer en accéléré la piteuse épopée ». La façon de décrire de Deville, son goût du détail concret, précis, la manière dont il envisage les personnages, et en particulier les fous, les illuminés, les rêveurs ou les assassins dont l’histoire, les faits et méfaits remplissent les pages de Kampuchéa, expliquent pourquoi il est si sensible au cinéma.
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Le procès de « Douch »
Mais comme il faut bien trouver un point de départ dans ce roman foisonnant, tissé d’aller-retour entre présent et passé, voyageant aux quatre points cardinaux, partons d’un événement donnant sa trame au livre : le procès de Douch.
De tous les grands assassins khmers, il est le premier à être jugé. Il dirigeait le centre S21, dans lequel on a torturé et tué plusieurs milliers d’innocents. L’homme jugé est représentatif de l’Angkar, l’organisation khmère. À la fin de la première audience, il récite les derniers alexandrins de « La mort du loup », de Vigny. Sa passion pour la poésie française le rapproche de celle qu’éprouvent les autres chefs pour la littérature. Pol Pot et ses comparses d’abord passionnés par le mouvement des Lumières et par Rousseau ont lu Rimbaud à Paris.
Bien des événements naissent de cette passion pour le philosophe et auteur des Confessions. Mêlé à un marxisme plus ou moins bien assimilé et à la fascination de certains pour la Terreur, cela donnera le besoin de faire table rase, de revenir à une pureté originelle, de détruire tout ce qui pourrait rappeler l’Occident, son individualisme consumériste, et de fonder une civilisation nouvelle.
Au camp S21, Douch pratique l’« industrie de l’autobiographie » : chaque détenu est amené à tout dire, avouer avant de mourir. On est ici au comble du rousseauisme, bien loin de Rousseau sans doute. Pour résumer la figure de Douch, le narrateur a une formule parfaite : « Douch est au fond de nous, la partie noire et putride de notre âme. » Tous les combattants khmers ne sont pas à l’image de cet assassin amateur de poésie. Les « jeunes chauves-souris », élevés dans le culte de la table rase et détruisant tout imprimé, se priveront des précieuses devises qui leur auraient permis de s’acheter des armes… À la fin, repoussés dans la jungle, les derniers guerriers ne seront plus qu’une troupe de brigands qui tuent « pour du poisson et des poulets ».
L’histoire sanglante n’est toutefois pas terminée. Le procès qui vient de commencer pour quelques vieillards met en relief les contradictions de la justice internationale et l’importance de l’histoire coloniale française : elle résulte de « La fascination monstrueuse de deux peuples égarés dans l’espace et le temps. Deux peuples qui cultivent au plus haut niveau ces deux vertus de l’élégance et de la duplicité. Le voyage à Angkor et le voyage à Paris. La littérature en pierre et celle en papier. »
On en apprend plus avec Ponchaud. Ce prêtre arrivé en 1965 au Cambodge a écrit l’un des grands livres sur le pays, Cambodge année zéro. Il montre ce que sont les urgences dans un pays dépossédé de lui-même, bradé aux étrangers. Les luttes sociales et environnementales y sont la priorité.
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Un roman que Jules Verne ne renierait pas
Le Cambodge est aussi une histoire imaginaire, une aventure que se racontent les écrivains et les chasseurs de lépidoptères. Henri Mouhot est l’un d’eux. Son arrivée dans le pays marque les débuts de la présence française. Il découvre les temples. Après lui viendra Mayrena, roi des Sedangs, admirateur de Lesseps qui fascine Malraux. Il est contemporain de Conrad et de Brazza, figure qui traversait Equatoria.
Un jour Coppola lira Conrad et Mayrena prendra les traits de Kurtz. Aucun endroit au monde ne lui semble plus approprié que les temples d’Angkor pour y transposer Au cœur des ténèbres. Le héros maléfique est à sa place dans la forêt cambodgienne dont l’incessante rumeur sert de cadre à la dernière partie d’Apocalypse Now.
On n’en finirait pas d’établir les liens, de lire ces vies parallèles que brosse Deville. Les titres des courts chapitres de ce roman reposent sur des couples de prénoms ou de noms tous marqués par le fleuve Mékong qui les mène d’un pays l’autre. Et on prend avec eux, et quelques autres, de belles leçons de géopolitique. Ainsi apprend-on que la fracture n’est plus entre l’Ouest et l’Est mais entre le Nord chinois et le Sud, imprégné par l’Islam des Indonésiens. Laos et Cambodge sont pris dans cet étau comme ils étaient partagés entre grandes puissances pendant la guerre froide. C’est un exemple parmi d’autres de ce que nous apprend ce roman que Jules Verne, figure tutélaire de Deville, ne renierait pas.
Et puisqu’il faut bien sortir de cette immense et dense forêt qu’est Kampuchéa, faisons-le avec un narrateur qui, pour s’être beaucoup passionné pour les autres, pour cet Orient extrême qu’il nous montre, signe son texte en se glissant ici et là, se rappelant les souvenirs d’un 21 février. Moment de pause, de contemplation. Le voyage continue.
Norbert Czarny
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• Patrick Deville, « Kampuchéa », Éditions du Seuil, « Fiction & Cie », 260 p.