L’enseignement de la littérature française est-il incontournable ?
À l’heure où une réflexion s’engage sur la pertinence et les modalités d’un enseignement de la littérature européenne, il est peut-être bon de désamorcer une critique spontanée et compréhensible qui s’indignerait d’un risque de mise à l’écart des auteurs français dans les programmes révisés du secondaire.
Sans prendre parti et par seul souci d’information, on rappellera que l’enseignement de la littérature française n’est jamais qu’un moment de l’histoire des écoles et collèges français, un moment récent ayant connu son apogée dans la première moitié du XXe siècle, et que la littérature enseignée en classe, la littérature de fait classique, a toujours traduit les relations que l’État entretenait avec les notions de culture et d’éducation.
Lorsque les auteurs français étaient marginalisés par les auteurs anciens
Les auteurs français ont été successivement écartés (époque classique), associés (XVIIIe-XIXe siècle), consacrés (fin XIXe-premier XXe siècle) et à leur tour accompagnés (fin XXe siècle).
Aussi surprenant que cela paraisse, sur cinq siècles d’histoire d’enseignement scolaire, les auteurs français ont été plus souvent marginalisés au profit des auteurs anciens que promus à la première place.
De la Renaissance au XVIIIe siècle, la littérature française reste hors l’école : seuls ou presque les auteurs anciens sont enseignés dans un double souci : apprendre à parler, car c’est bien auprès d’eux que l’on apprend la rhétorique et que l’on se forme aux exercices de discours ; apprendre la philosophie, l’histoire ou la morale, car la littérature ancienne c’est d’abord l’accès à la culture au sens large : ses auteurs contribuent à la formation de ce que pour aller vite on nommera l’ »honnête homme ». La littérature française n’est donc pas jugé utile dans ces domaines où elle est toujours dépassée par les anciens.
La littérature française classique
Au XIXe siècle les auteurs de l’antiquité restent la base de l’enseignement des collèges mais ils sont assortis d’auteurs français qui ne représentent pas la littérature nationale à côté de la littérature ancienne mais qui plutôt leur servent d’écho ou de doublure.
Nos classiques sont d’abord les versions françaises des classiques grecs et latins : non pas l’essence de notre spécificité mais le meilleur de ce que l’on peut leur comparer : d’où des orateurs sacrés (Bossuet), des poètes dramatiques (Racine), des poètes (J.-B. Rousseau), des moralistes (La Fontaine, Fénelon).
Rappelons pour l’anecdote que Rollin dans son Traité des études de 1728 plaide, conscient d’une audace, pour des études d’auteurs français une heure tous les deux jours, et que les programmes d’auteurs de la IIIe République restent majoritairement latins. Là encore la finalité morale et rhétorique ainsi que les exercices mis en place justifient cet équilibre.
.L’essor de l’histoire littéraire
C’est au XXe siècle naissant que, sur la poussée de l’histoire littéraire devenue science à part entière, sur des exercices nouveaux tels que l’explication de texte et la dissertation, les auteurs français deviennent prééminents sur les auteurs anciens qui pour leur part restent dans les programmes à l’état de traductions ou de matière de spécialité.
C’est l’histoire littéraire et sa reconstruction idéologique de la chronologie de notre littérature qui élargit la liste d’auteurs français et fait découvrir d’autres mouvements que le classicisme : tout ce qui honore désormais l’histoire de notre langue ou de notre civilisation a droit aux programmes : le Moyen-Âge, les Lumières, le Romantisme.
Enfin, plus récemment, chacun aura noté l’apparition marginale et complémentaire des auteurs européens à côté des auteurs français, non plus présentés dans une perspective d’histoire littéraire nationale mais dans celle d’une littérature reconnue comme forme artistique autonome, mouvante et complexe, sacralisant le texte et ses protocoles de lecture. Ce n’est donc plus depuis pas mal d’années l’enseignement des grands auteurs qui ont fait l’histoire littéraire nationale, mais l’enseignement des grands textes qui font la richesse de la littérature.
Former l’homme européen ?
Si donc la littérature française venait à s’effacer ou s’amoindrir dans les programmes à venir au profit d’une littérature européenne, ce ne serait donc pas une hérésie ou un sacrilège, mais une évolution correspondant à de nouveaux objectifs assignés à l’enseignement de la littérature.
C’est notre rapport à la culture qui changerait d’échelle, notre rapport à notre histoire qui se modifierait.
Former l’homme européen, lui forger une conscience nouvelle de lui-même et de ses relations avec les aires culturelles voisines est peut-être un rendez vous que nous avons avec l’histoire, et si une telle évolution doit s’opérer, alors à l’évidence la réforme des programmes, des œuvres et des exercices scolaires, est le moyen le plus adéquat pour parvenir à de tels changements de mentalité.
Pascal Caglar
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Voir sur ce site :
• Quelle place pour la littérature européenne à l’école ? par Pascal Caglar
• Pour des programmes ouverts sur la littérature européenne, par Stéphane Labbe