L’Effondrement, d’Édouard Louis :
le livre de la fin
Par Milly La Delfa, professeure de lettres (académie de Paris)
Édouard Louis clôt sa narration familiale entamée voici dix ans et six livres[1] par une enquête bouleversante sur son frère aîné mort à 38 ans. Ce récit d’une autre vie que la sienne est l’occasion de mettre la littérature au défi de dire la vérité.
Par Milly La Delfa, professeure de lettres (académie de Paris)
Édouard Louis admet, dès les premiers mots de son dernier livre L’Effondrement*, la distance qui le séparait de son frère aîné. « Je n’ai rien ressenti à l’annonce de la mort de mon frère ; ni tristesse, ni désespoir, ni joie, ni plaisir. J’ai reçu la nouvelle comme on recevrait des informations sur le temps qu’il fait dehors. » Pourtant, le besoin d’écrire sur ce frère alcoolique, retrouvé mort sur le sol de son studio à l’âge de 38 ans, se manifeste presque immédiatement : « Je pensais : Je vais écrire sur mon frère[2] » ; « J’allais ouvrir mon ordinateur et commencer le récit de l’existence et de la chute de mon frère[3]. »Ce septième livre portrait met fin à son premier cycle d’écriture entamé voici dix ans. Dans le post Instagram qui annonce la parution de L’Effondrement, Édouard Louis promet qu’après cela, il « n’écrir[a] plus le mot famille ».
Le frère, cet inconnu
La figure du frère, qui n’aura pas d’autre nom que celui-là dans tout le récit[4], se dessine dans une succession de contrastes qui signalent la tentative vaine de connaître un être. Le narrateur, incapable d’unifier l’image de cet inconnu familier, est sans cesse mis en échec. Le récit se déploie au rythme d’incessants contre-pieds, bousculant au fil du texte les hypothèses d’Édouard Louis, le confrontant à sa méconnaissance de la vie de son frère, à son ignorance.
Il juxtapose des chapitres qui révèlent ses parts les plus sombres quand, ivre, il tente de violer une femme en pénétrant chez elle par effraction. D’autres passages sont plus lumineux où son frère prend soin de lui, lui donne un double des clés de son appartement pour qu’il puisse « entrer ou sortir de chez lui autant qu[il] le voudrait »et remue ciel et terre pour lui permettre d’aller visiter son nouveau lycée.
Mais il reste un homme brutal, en proie à des accès de violence dévastateurs, au point qu’à la sortie du premier livre d’Édouard Louis, l’écrivain a passé quarante heures dans un hôtel pour échapper à sa fureur. C’est également, selon leur mère et les femmes qui l’ont aimé, « un des garçons les plus gentils qu’[elles n’aient] jamais rencontrés dans [sa] vie. »
L’identité du frère ne se situe pourtant pas à mi-chemin entre les deux polarités, il est l’être des extrêmes, tout en tensions et contradictions. Sans faire table rase de la grille sociologique à travers laquelle Édouard Louis donne à lire son monde depuis dix ans, l’auteur convoque d’autres voies d’accès pour comprendre le destin de son frère, celles de la psychologie et de la psychanalyse. Et l’autobiographie s’ouvre à d’autres formes littéraires : la prosopopée – une scène dialoguée entre l’auteur et le fantôme du frère, la litanie – des fragments isolés, écho d’une phrase qui clôt le chapitre précédent, des monologues poétiques :
« Je l’ai aimé passionnément
ton frère. »
« Les jours où il était à jeun,
Parce que ça arrivait,
Parfois,
Au début,
Ces jours-là,
Il aurait tout fait pour moi. Tout[5]. »
Car au-delà de cette figure insaisissable, c’est le texte qui semble devoir rendre des comptes : écrire au plus juste pour être lu au plus près.
Quelle place pour des hommes tels que lui, dans la littérature ?
L’une des questions les plus graves qui est posée au livre même, c’est sa capacité à accueillir cette figure fraternelle. Quelle possibilité la littérature a-t-elle de faire place à des hommes tels que lui ? À quel point l’univers littéraire peut-il être perméable à la simplicité de sa violence, physique ou verbale ? En rapportant, certains de ses discours, mot pour mot, Édouard Louis évoque le bien-fondé d’une transcription littéraire. « Si ce langage existe dans le monde est-ce qu’il peut, ou doit, exister dans les livres[6] ? ». Mais surtout la portée sociologique que signifierait leur effacement. « Est-ce qu’en masquant l’existence de ce langage je ne masquerais pas la vie des hommes comme mon frère ? ». La narration est somme toute performative car, bien que ce ne soit qu’un portrait en creux, le frère est là, au centre du texte, avec son corps qui exulte ou exsude, ses mots d’amour ou ses insultes, enfant maltraité ou homme maltraitant, bardé de sa démesure « Mon frère a toujours eu cette tendance à vouloir le monde, il n’a jamais su que rêver grand[7] ».
L’enquête se fait et se défait
Le plus touchant, c’est que cette histoire est celle d’un très jeune homme, d’un être qui aurait dû vivre ses plus belles années, sûr de son corps solide et plein de cette joie qui le déborde, dont les autres témoignent. C’est sur cette jeune vie et son irrésistible chute qu’Édouard Louis enquête. Mais à rebours de la dynamique ordinaire de ce type de récit, ce n’est pas la connaissance de l’autre mais au contraire les lacunes que le texte approfondit. Malgré les témoignages rassemblés, les faits numérotés et énumérés, les indices ne se recoupent pas, les déductions se révèlent fausses : alors qu’Édouard Louis imagine que la brutalité à l’égard de ses compagnes n’a pu qu’augmenter avec les années, il est étonné d’entendre la dernière s’étonner qu’il l’interroge sur la violence du défunt : « Quelle violence ? ».
Le lecteur marche aux côtés de ce frère vivant qui ouvre les yeux sur l’énigme de ce frère mort. La vie ne lui offrira plus d’occasion de mieux le connaître. Reste la littérature. « Et les mots ont joué avec ma vie. Je prends ma revanche[8]. »
M. L.-D.
* Édouard Louis, L’Effondrement, éditions du Seuil, Paris, 2024.
Notes
- [1] En finir avec Eddy Bellegueule (2014), Histoire de la violence (2016), Qui a tué mon père (2018), Combats et métamorphoses d’une femme (2021), Changer : méthode (2021), Monique s’évade (2024), tous parus aux éditions du Seuil.
- [2] Op. cit., p160
- [3] Ibid.
- [4] À l’exception d’un surnom ignoré du narrateur et dont il ne prend connaissance que dans les toutes dernières pages.
- [5] Édouard Louis, L’Effondrement, éditions du Seuil, Paris, 2024, p. 126.
- [6] Op. cit., p. 66.
- [7] Op. cit., p. 20.
- [8] Op. cit., p. 109.
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