"Le Triangle d'hiver", de Julia Deck
Thé ou café
Quel est le point commun entre la constellation formée par Sirius, Bételgeuse et Procyon, la Bérénice de Jean Racine, et le trajet SNCF entre Le Havre et Saint-Nazaire via Paris ?
Tous trois forment un triangle que l’on qualifiera d’équilatéral dans le cas du triangle d’hiver, le plus brillant dans le ciel de décembre.
On dira de même pour le trio que forme l’Inspecteur, Mademoiselle et Blandine Lenoir, les trois personnages du Triangle d’hiver, nouveau roman de Julia Deck.
Un personnage de romancière
On se rappelle sans doute Viviane Elisabeth Fauville, son premier roman à l’automne 2012. La finesse et l’humour de l’auteur avaient séduit le public. L’histoire subtile et minutieuse d’une femme dont on ne savait qui elle était au juste, si elle avait assassiné son psychanalyste ou pas et comment elle se sortirait d’une situation mal engagée avait conquis les lecteurs.
À la folie de Viviane fait écho le comportement trouble de Mademoiselle, qui s’est choisi le pseudonyme de Bérénice Beaurivage, romancière de son état. Bérénice ne veut plus travailler. Elle survit en volant, en mentant, en inventant une identité et une personnalité. D’elle, on ne sait rien. On la rencontre au Havre, ville singulière puisque complètement reconstruite par l’architecte Perret après la seconde guerre mondiale. La mémoire n’existe plus, sinon en quelques lieux préservés que Bérénice ne fréquente pas. Elle va et vient dans une ville de béton, entièrement pensée par Auguste Perret.
Elle quitte la cité normande pour Saint-Nazaire et, dans un musée, elle rencontre l’Inspecteur, un ingénieur chargé de vérifier la sécurité des paquebots. Le Sirius, à quai dans le port des pays de Loire est le dernier qu’il examine. Bérénice plait à cet homme et assez vite ils vivent ensemble. Mais elle lui cache des choses et la fausse identité qu’elle s’est attribuée ne convainc pas son compagnon, désireux de la fuir. Elle ne le laisse pas partir seul à Marseille ; il essaie à nouveau de s’en défaire.
Les retrouvailles avec Blandine Lenoir, aimée au Havre et qu’il retrouve à Paris peuvent aider à la séparation. Il faut briser le triangle, éloigner une femme. Laquelle ? Vous le lirez !
À la recherche des indices
Commençons par dire qu’on s’amuse beaucoup à lire Le Triangle d’hiver. On échafaude des hypothèses, on cherche à comprendre qui est Mademoiselle, on s’interroge sur le dénouement. Enfin, presque, puisque des indices sont semés, qui nous mettent sur le chemin. Comme dans toute construction géométrique, il faut chercher les parallèles et placer ses repères. Le fait que Mademoiselle se campe en Bérénice Beaurivage, héroïne de Pauline à la plage, de Rohmer, avec Arielle Dombasle, en est un.
Dans un autre film de Rohmer, L’Arbre, le maire, la médiathèque, le trio des acteurs, Arielle Dombasle, Clémentine Amouroux et Pascal Greggory, forme un triangle qui inspire celui formé par les personnages du roman.
Bérénice Beaurivage est romancière. À ce titre, il est normal qu’elle invente ou mente. Elle tient des carnets ou essaie de le faire ; elle prend la pose de l’écrivain, tel que les stéréotypes véhiculés par les magazines la montre. Elle incarne ce rôle mais n’est pas crédible. D’autant qu’à l’époque d’Internet, on a bientôt fait de vérifier.
Ce qui se joue dans ce roman comme dans le ciel tient à ce qui brille, et donc à l’apparence. Bérénice vole des vêtements ou se les fait offrir moyennant quelques accommodements avec un responsable du stock, et elle a soudain l’air d’une femme chic. Ce que démentait son anorak à capuche jusque-là. Cette élégance plait à l’ingénieur, comme lui plait l’allure élancée de Blandine Lenoir. Dans les deux cas, cependant, il n’est pas tout à fait dupe.
Un univers, un regard et une écriture
La narratrice décrit des femmes à la beauté froide, presque électrique. Elles ne disent pas plus que les bâtiments du Havre ou de Saint-Nazaire. Elles ne laissent rien paraître, rien passer, et leur perception du monde nous rend ce dernier aussi opaque qu’un fameux quartier de tomate dans un roman des années soixante. Julia Deck n’est pas pour rien chez Minuit.
Outre Robbe-Grillet qui inspire son regard, la présence de Jean Echenoz se sent, dans la façon dont elle décrit le parcours de Bérénice. La jeune femme ressemble à Victoire, héroïne qui fuit, dans Un an, et qui connaît la chute. À ceci près que Bérénice échappe à ce sort, en profitant le plus longtemps possible, du soutien de l’Inspecteur. Et puis de l’auteur des Grandes Blondes, la jeune romancière a aussi l’humour, l’art de construire un dialogue sur deux mots, sur des débuts de répliques, sur des clichés recyclés. On s’en régale, imaginant ce que cela donnerait sur un écran.
On s’en voudrait toutefois de limiter ce roman à l’exercice de style ou au texte crypté. Bérénice est notre contemporaine. Elle vit de CDD ou de missions d’intérim, en a assez de se faire exploiter, se rebelle (scène très drôle) contre un chef de rayon d’une grande surface d’électro-ménager, se vend (autre scène aussi drôle que pitoyable) à un responsable d’entrepôt pour quelques vêtements et ne trouve jamais sa place nulle part. Les lieux qu’elle habite lui ressemblent : ils sont désincarnés, ils sont fonctionnels, sans âme. Mais ce sont nos lieux.
Le roman de Julia Deck confirme une promesse annoncée avec Viviane Elisabeth Fauville. La jeune romancière a un univers, un regard et une écriture. Elle nous amuse, nous fait souvent sourire ou rire, mais on sent bien que ce rire se fige. Jaune ou noir selon que l’on préfère le thé ou le café.
Norbert Czarny
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• Julia Deck, “Le Triangle d’hiver”, Éditions de Minuit, 2014, 176 p.
• Voir sur le site de “l’École des lettres” : Vertiges de l’identité : “Viviane Elisabeth Fauville”, de Julia Deck, par Norbert Czarny.
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