Le Syndrome de l’Orangerie,
de Grégoire Bouillier : un chef-d’œuvre ?
Par Norbert Czarny, critique littéraire
Quand Claude Monet démarre Les Nymphéas, il est quasiment aveugle. Il lit les noms des couleurs sur ses tubes. Il voit trouble, mais conduit le projet à son terme. Enquête sur ce qu’est une grande œuvre, quels chemins intimes elle emprunte.
Par Norbert Czarny, critique littéraire
Paresse ou facilité, nous avons tendance à utiliser le mot chef-d’œuvre à tout bout de champ, quand nous n’employons pas l’adjectif « génial ». Il existe nombre de chefs-d’œuvre, et tel geste artistique (ou scientifique) est génial. Mais dans son Syndrome de l’Orangerie, Grégoire Bouillier met en question ces termes, sensible, plus que tout, à ce que Les Nymphéas de Monet diffusent de morbide. Son livre est une enquête sur cette œuvre monumentale, tout en horizontalité, qui couvre une salle entière.
Dans Le Cœur ne cède pas, un précédent livre, Grégoire Bouillier avait inventé le détective Bmore et Penny, son assistante. Ce détective réapparaît ici mais, contrairement à ce que souhaiterait Penny, il n’a nulle envie d’enquêter sur un fait divers. Il a revu Les Nymphéas et a connu un choc très différent du syndrome de Stendhal, lié, lui, à une émotion forte dans un musée ou autre, et se traduisant par des troubles psychosomatiques. Le narrateur est pris d’angoisses devant une œuvre dont on n’a cessé de dire qu’elle symbolisait la paix retrouvée, célébrait la beauté de la Nature, incarnait la vie. Monet voulait « prendre part à la Victoire ». Son ami Clémenceau lui offrait un musée pour y installer son œuvre.
La mort dans la toile
Mais pour Grégoire Bouillier, cette œuvre est tout le contraire : une œuvre « triste », « funèbre », « morbide », « délétère ». Sa méthode de travail consiste à zoomer, voire à « vroomer », à reprendre ce que dit Daniel Arasse qui s’attachait à d’infimes détails d’une œuvre. Bmore voit la mort dans cette toile. Ou plutôt les morts : ceux de 14, la mort des amis et des compagnons de toujours. Monet a perdu son fils Jean en 1914, peu avant le déclenchement de la guerre ; il a surtout perdu sa première épouse, Camille, en 1879. Et Mathilde, la seconde. Camille, Monet la peint sur son lit, comme enveloppée dans un suaire, à la verticale. Il la peint aussi vêtue d’un kimono, avec un dragon tissé en un point très précis du vêtement, et pas sans rapport avec la maladie dont Camille est morte. Après ce tableau que le narrateur analyse et commente longuement, il ne peindra plus aucun humain et se consacrera aux paysages ou aux fleurs. Quatre cents toiles représentent des nymphéas, celles qu’il avait devant lui dans le jardin de Giverny. Quand il commence Les Nymphéas, il est quasiment aveugle. Il lit les noms des couleurs sur ses tubes. Il voit trouble, mais conduit le projet à son terme. Si on le remarque, les salles d’exposition ont une forme significative.
Bouillier écrit à la première personne afin de ne jamais se mettre à la place de Claude Monet. On connaît les ravages de l’exofiction qui imagine des dialogues ou pensées aussi artificiels que vains. Ce « je » est aussi celui de l’autobiographie, qui affleure dans le livre. Et comme la vie de Monet est abondamment racontée, c’est aussi une époque que l’on découvre. Le « peintre de la vie moderne » l’a représentée, presque entièrement. Dans ce livre se mêlent allègrement les genres.
Le maître de l’impressionnisme (autre expression figée) est aussi un précurseur de la peinture moderne, pour deux raisons. D’abord son œuvre de l’Orangerie a influencé l’expressionnisme américain d’un Jackson Pollock et d’un Sam Francis. Ensuite, Monet a travaillé sur des séries, la cathédrale de Rouen ou les meules de foin, selon les divers éclairages du jour. Warhol et d’autres ne sont pas loin. Et Monet, qui a mangé beaucoup de vache enragée à ses débuts, est devenu millionnaire et marchand avisé de ses séries. C’est un long travail d’enquête que mène le narrateur. Depuis Pline le Jeune, on connaît les vertus des nymphéas. Ce qu’en dit Grégoire Bouillier ou Bmore éclaire d’un autre jour ce que l’on voit au musée de l’Orangerie.
Grégoire Bouillier se place dans le tableau
Trouver le cadavre est son obsession. Amateur de coq-à-l‘âne, d’associations et de digressions, il rappelle le photographe de Blow-Up, film d’Antonioni au début duquel le cinéaste photographie un couple qui semble se disputer. Au développement, un mort apparaît. Le lien avec le film n’est pas le seul qu’il fasse. Grégoire Bouillier se place dans le tableau pour, dit-il, « épuiser sa propre angoisse ». D’une certaine façon, il se met en danger, du moins en déséquilibre. De même dans l’écriture où les paragraphes mettent en relief le mouvement de la pensée, des séries de questions répétées, des remords (mots rayés), des parenthèses qui sont autant de marques de l’esprit de l’escalier. Grégoire Bouillier joue, s’amuse et entraîne le lecteur dans le jeu.
Il prend ainsi le risque, que l’on pourrait juger fantaisiste, d’établir un lien avec Tintin. Si on lit attentivement Le Trésor de Rackham le Rouge et Le Secret de la licorne, on s’aperçoit des ressemblances entre le pirate qu’affronte François de Haddock et le professeur Tournesol. Et si le professeur était un revenant ? Claude Monet lisait tout Edgar Poe avec passion.
Il y a plus audacieux, ou périlleux. Le narrateur est invité à Cracovie. Il décide de se rendre à Auschwitz et visite le camp, ainsi que Birkenau. Nom ou lieu, comme il le qualifie, qui est un « défi au langage courant ». Quelques jours après, il va à Giverny. Les deux visites n’ont, on s’en doute, rien à voir dans l’absolu. Si ce n’est qu’on attend en file pour suivre un guide et le groupe. Habitude que le narrateur ne supporte pas.
On peut retourner dans les jardins soigneusement conçus par le peintre ; on ne retourne pas à Auschwitz sauf si on est chercheur ou historien. Le narrateur s’attache comme toujours à des détails. L’un est choquant : la direction du musée a installé des toilettes dans le camp, près du block 18 de Birkenau où les Juifs hongrois attendaient la mort. Cette installation sanitaire est indispensable, dans un lieu aussi fréquenté, mais pourquoi à l’intérieur du camp ? S’ensuit une réflexion sur le quotidien des détenus, dans ce qu’ils vivaient de plus intime, échappant au regard du visiteur d’aujourd’hui.
En somme, les questions sont toujours les mêmes :
« Que voit-on d’un tableau ?
On ne sait pas.
On ne sait jamais.
On ne nous a jamais appris à voir avec nos yeux ».
Ce qui vaut pour une toile immense, que l’on ne peut voir qu’en se déplaçant, en un lent panoramique vaut pour tout ce que nous regardons. Pour ce que nous lisons aussi, et ce livre en est l’exemple qui demande du temps, du silence et de l’attention.
Quels mots pose-t-on sur ce qu’on voit ? Il est ainsi possible de cerner ce qu’est un camp d’extermination, de faire appel aux connaissances historiques, aux témoignages des déportés survivants mais il faut trouver ses mots à soi, trouver la langue dans laquelle on reconnaîtra précisément ce que l’on a vu et ressenti. De même pour un jardin rempli de fleurs, pour tout ce qui nous entoure.
Même un chef-d’œuvre comme Les Nymphéas attend les mots de chacun. Le livre de Grégoire Bouillier, par sa générosité, sa sensibilité, son intelligence, incite à les chercher.
N. C.
Grégoire Bouillier, Le Syndrome de l’Orangerie, Flammarion, 432 pages, 22 euros.
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