"Le Royaume", d'Emmanuel Carrère. Une somme
« Quand j’aborde un sujet, j’aime bien le prendre en tenailles. »
C’est ce qu’écrit Emmanuel Carrère dans le prologue du Royaume, son nouveau livre. Il travaille en ouvrier sur son chantier et le texte qu’on lit est à la fois le résultat final et le travail d’élaboration, l’atelier dans lequel il travaille.
Roman ? Texte autobiographique ? Portrait ? Enquête ? Le Royaume est tout cela à la fois et nous verrons en quoi c’est une somme. Mais partons du début, de « l’intrigue », telle que l’auteur la résume page 556 : « C’est l’histoire d’un guérisseur rural qui pratique des exorcismes et qu’on prend pour un sorcier. »
On lira la suite pour comprendre que cette histoire est racontée par divers auteurs, des témoins et des gens qui ont vu ou entendu ces témoins. Le premier d’entre eux se nomme Marc, et Emmanuel Carrère le connaît bien, puisqu’il a traduit son évangile dans le cadre de la nouvelle traduction de la Bible, menée par Frédéric Boyer.
Un romancier portraitiste
Le Royaume est donc l’histoire de Jésus, mais aussi celle de Paul et surtout celle de Luc, celle de leurs voyages, de leurs rencontres, de cet espace qui va de Jérusalem à Rome en passant par Athènes ou la Macédoine, entre 58 et 90.
Si les deux hommes sont les personnages principaux, on en croisera de nombreux autres, tous aussi intrigants ou passionnants, comme les empereurs Néron, Titus ou Domitien, l’historien Flavius Josèphe, le philosophe Sénèque, Martial et Juvénal, peintres du quotidien romain, etc.
La puissance romanesque de ce livre tient à ces personnages pas tous aimables, pas tous intègres, mais tous à leur place dans l’univers de Carrère. Ils côtoient dans son « panthéon » Jean-Claude Romand ou Limonov et ont plus d’un trait en commun avec ces sombres figures. Le romancier, auteur de L’Adversaire ou de Un roman russe, se définit comme un portraitiste. Cet art, il le pratique donc dans ces pages en usant de tout l’art de la nuance, en quoi il se sent proche de Luc, plus sensible aux contradictions des êtres, à leurs zones d’ombre, que de Paul dont on sent le côté dogmatique ou à tout le moins raide.
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De Jérusalem à Rome
Et puis il y a l’arrière-plan : Jérusalem, ses sadducéens que les textes confondent avec les pharisiens. Ces derniers, selon Carrère incarnent la souplesse et l’écoute. On croise les sicaires qui tuent dans l’anonymat des foules et le silence, les zélotes qui, pendant trois ans transformeront la ville en place forte assiégée par les troupes de Vespasien avant le massacre final, un bain de sang qui laissera peu de survivants et fera de la Judée la Palestine.
Si Athènes n’est plus qu’un musée, Rome est l’autre lieu de cette histoire étonnante, celui où vit Paul, comme un petit employé dans son appartement. Carrère, prenant appui sur les travaux de Paul Veyne et sur les textes des anciens, décrit cette ville mythique comme on le ferait d’une cité moderne, avec ses enseignes commerciales, son système économique et social fondé sur le clientélisme, ses mœurs si libres que la chasteté de Paul ne peut qu’étonner, sa démesure dès qu’on entre dans le palais de l’empereur.
On fréquentera un instant Juvénal ou Sénèque pour se rendre compte que rien n’a bien changé depuis ces temps.
« En bon moderne, je préfère l’esquisse au grand tableau »
Carrère œuvre davantage en enquêteur qu’en romancier. La reconstitution n’est pas son fort et surtout elle ne l’intéresse pas. Aux Mémoires d’Hadrien, roman poli comme le marbre, il préfère les carnets qu’a tenus Marguerite Yourcenar : « En bon moderne, je préfère l’esquisse au grand tableau », note-t-il, ajoutant : « Je me donne un mal de chien pour faire entrer dans ce cadre majestueux des milliers de notes crayonnées au fil des jours, des lectures, de l’humeur. »
Ces coups de crayons sont l’un des attraits du livre parce qu’ils donnent à penser, nous mettent en position de vrai lecteur, c’est-à-dire en dialogue avec Carrère. Les pages qu’il consacre aux peintres représentant les Romains de Tite-Live ou les Juifs de la Bible, ces pages opposant les « réalistes » comme Ingres ou Chassériau aux maîtres anciens comme Van der Weyden sont particulièrement stimulantes, d’autant que Carrère établit des parallèles ou introduit des digressions qui peuvent sembler scandaleuses, et qui éclairent sa vision de ces textes et de l’histoire qu’ils racontent.
L’écriture désinvolte donne au livre de la drôlerie. On ne compte pas les digressions, les blagues, les instants où Carrère romancier et scénariste se penche sur le travail de Luc ou celui de Marc. Cette désinvolture n’empêche pas le sérieux : on lira aussi Le Royaume comme un art poétique. Et comme une confession de Carrère.
Une dimension autobiographique
L’auteur, en effet, ne se tient pas en retrait. Dans divers passages, il se peint en homme vaniteux (ou l’ayant trop longtemps été) trop intelligent pour vivre bien, incapable d’aimer et très peu aimable. Il raconte les crises qu’il a vécues, comment il a tenté de s’en sortir, parle de ce qu’il a subi et infligé aux autres, sans détour. Il le fait avec de l’autodérision parfois, de la sincérité ou de l’honnêteté toujours.
Cette dimension autobiographique est au point de départ du livre puisqu’à un moment de sa vie, la foi catholique a été sa seule réponse au mal d’être, à la souffrance et à l’impuissance créatrice. La présence de sa marraine, Jacqueline, le lien d’amitié qu’il a tissé avec Hervé lui ont permis de survivre, sinon de vivre. La vie est revenue avec l’écriture de Un roman russe, et la parution de D’autres vies que la mienne, les rencontres que cela a provoqués ont « sauvé » Carrère.
Il a ensuite perdu la foi, mais on sent bien, en lisant ce livre, qu’il n’est pas indifférent à certains messages des textes chrétiens, ni à certains moments de grâce que l’on peut rencontrer dans ce monde « d’en bas » qu’il évoque dans les dernières pages. La rencontre avec Élodie, une jeune fille trisomique qui se met soudain à danser, est l’un des très beaux moments de ce livre, de même que celui sur les « nantis de l’amour », ces couples que décrit l’auteur dans D’autres vies que la mienne.
Un livre dans lequel on entre par diverses portes
Le Royaume suscitera (on l’espère) beaucoup de débats, voire de polémiques. C’est un livre qui a sans doute connu bien des évolutions, qui pose de nombreuses questions notamment sur la place de la croyance, qui fonde son écriture comme sa lecture.
Un livre qui établit des parallèles surprenants, est fait de digressions, de brefs récits apparemment éloignés du cœur du texte, un livre dans lequel on entre par diverses portes. Chacun choisira la sienne.
Norbert Czarny
• Emmanuel Carrère, Le Royaume”, POL, 2014, 630 p.
• À propos de cette rubrique, voir Coups de cœur d’une rentrée littéraire, par Norbert Czarny.
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