« Cette part de rêve que chacun porte en soi » : entretien avec Pierre Pachet
Nous avons demandé à Pierre Pachet de nous éclairer sur quelques-uns des aspects liés à la thématique du rêve, au sens propre ou dans son acception de projection dans le futur, puisque l’intitulé du thème de BTS, La part du rêve que chacun porte en soi, nous invite à cette double interrogation.
Pierre Pachet a consacré deux ouvrages de référence à cette question, Nuits étroitement surveillées (1980) et La Force de dormir (1988), et il a fait de l’intime la sphère privilégiée de son œuvre sans pour autant sacrifier à la mode de l’autofiction. Il a également accordé récemment un entretien sur ce sujet à la revue Critique.
Peut-on concilier le rêve et l’utopie,
s’agit-il bien de la même question ?
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1. Pierre Pachet explore ce qui se cache derrière le mot rêve, les différences entre rêve nocturne, rêverie diurne, projet, songe y compris au sens philosophique. Le rêve est tout aussi important pour les prisonniers.
2. Au-delà des questions de définition, plus fonda-mentalement, le rêve ne montre-t-il pas à sa manière que l’existence ne cesse jamais ?
La vie est en damier, alternant zones de conscience claires et obscures. Le rêve fait surgir également la question de l’attention.
3. Et le rêve comme utopie ? Comment comprendre cette question ?
– La vie est devenue lieu de projection. Un mot d’ordre : To be hip !
– Cependant, le rêve peut être au fondement des civilisations.
4. Le rêve et la littérature ont entretenus des liens depuis longtemps, du romantisme au fantastique.
Avec le romantisme allemand on assiste à un renforcement du thème, mais d’autres cultures, avec leurs histoires de fantômes, connaissent cela depuis longtemps.
Au XIXe siècle, on est aussi confronté à la question du spiritisme.
E
Celui-ci présente certains aspects déconcertants ; l’intérêt pour les chimères se rapporte à l’intérêt pour les rêves et pour des états de conscience altérés.
5. Enfin Pierre Pachet ouvre sur certains paradoxes : la bande dessinée, par exemple, bien que trouvant souvent sa source dans le rêve, ne produit pas toujours de grands univers de fiction.
Le rêve n’est pas toujours un producteur de fiction satisfaisant, même chez Nerval.
En réalité, le rêve n’est pas très intéressant pour les autres, même si tenir un cahier de rêve est important. Hervey de Saint Denis, Michel Jouvet, Philippe Jacottet, Georges Perec l’ont fait, mais ils n’ont pu en faire une œuvre pour autant.
Entretien réalisé par Jean-François Marquet et Frédéric Palierne
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Plan du dossier
I. À propos de Pierre Pachet et de « Critique »
II. Le vocabulaire du rêve.
III. Sur l’utopie, le rêve que chacun porte en soi.
IV. Littérature et rêve.
V. La psychanalyse.
VI. Gaston Bachelard.
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I. À propos de Pierre Pachet
et de « Critique »
La revue Critique a consacré son numéro de mai 2013,« Rêves de la raison », à l’étude des rêves chez les philosophes et les écrivains. On peut y lire la recension d’un ouvrage de Jacqueline Carroy sur les rêves des savants mais aussi une présentation du livre que Clément Rosset fait paraître chez Minuit, Récit d’un noyé (en littérature et non pas en philosophie), qui propose une lecture de ses cauchemars liés à un récent accident de noyade.
Pierre Pachet y développe quelques thèmes communs avec ceux que l’on entendra ici mais aussi des récits spécifiques de rêve qui pourraient laisser à penser qu’après tout, si le rêve ne fait pas œuvre, il se suffit à lui-même comme forme de récit. L’ensemble dresse un panorama dépassionné mais approfondi des thématiques liées au rêve.
Le livre de Pierre Pachet, Nuits étroitement surveillées (Gallimard, « Le Chemin », 1981) constitue une bonne introduction à sa littérature, sa manière souple, incisive et très humaine à la fois. S’il y a critique c’est au sens d’une réflexion, d’un examen de soi qui, à sauts et à gambades, emprunte aux expériences des écrivains et des philosophes pour s’en nourrir ; une méthode qui mérite au mieux le qualificatif d’essai tant on est ici proche de Montaigne.
On découvre ainsi des têtes de chapitre qui constituent des moments de l’œuvre mais sans coupure, se présentant comme des balises au sein d’une longue conversation. Le rêve du prisonnier abordé dans l’entretien trouve un développement (p.160) sur la vie psychique liée à cette condition extraordinaire au sens propre que constitue l’enfermement. Quelques passages présentent des développements des sujets abordés ici.
« Endormissement », « À deux doigts du réel », « Dormir c’est oublier ce qu’est la mort », « Se souvenir d’un rêve », bref le texte revient sans cesse interroger rêve, sommeil et individu et pose des questions précises et importantes comme celle-ci : « Y a-t-il un rapport, autre que d’homonymie, entre les deux questions suivantes : – Quelle est mon activité en tant que rêveur ? – Quelle est mon activité en tant que personnage de mon rêve ? Réponse temporaire : le rêveur assiste à un défilé d’images, et est en même temps le personnage de ce défilé : « Ici le spectacle est donné pour lui dans l’enfermement de sa conscience ; et en même temps ce n’est pas du tout un spectacle c’est un à-vivre, c’est la vie. »
Ce livre étonnant tient la promesse de sa quatrième de couverture, « Renouer avec les études psychologiques d’avant la psychanalyse ». Pierre Pachet propose de dépasser la lecture symptomatique du rêve pour en retrouver les fondements personnels. On y retrouve de nombreuses citations d’Hervey de Saint Denis et des principaux « spécialistes » du rêve. Il ne cesse de revenir à cette question centrale
II. Le vocabulaire du rêve
Sur la question des emplois du vocabulaire lié au rêve on se reportera aux différents dictionnaires mais on peut, par comparaison des termes songe, rêve, rêverie et des verbes qui y sont associés, ainsi que quelques uns de leurs homologues étrangers souligner certains effets de sens et parfois d’étonnants rapprochements. À l’origine, le rêve est de la divagation, du vagabondage, tandis que le songe relève du sommeil, et l’on voit bien ici que ce dernier est suggéré par l’abandon, tandis que l’autre relève du mouvement, du désordre.
Rêve, rêverie, fantaisie
Les termes ont leur importance ici, on sait qu’étymologiquement le rêve se situe du côté du délire dès son apparition au XIIe siècle, il relève de la maladie, et peu à peu s’affaiblit pour aller vers son sens actuel. On trouve encore au XVIe siècle l’idée d’« être perdu, absorbé dans des pensées vagues ».
C’est l’aspect égarant du rêve, celui qui l’assimile au vagabondage, à la perte de sens.
Mais on voit également se dégager un sens sinon plus positif du moins plus générateur avec l’entrée en scène de l’imagination, « imaginer, voir comme dans un rêve ». Car cette mise à distance, cette capacité à dédoubler sa perception entraîne en quelque sorte l’examen par la pensée, même s’il ne s’agit pas d’une pensée formée, qui repose sur la raison ; on réfléchit (un autre sens de rêver).
Songer, davantage passif, pas de maladie, ici, pas de fièvre, accomplit le même chemin de l’égarement à la pensée : songer c’est « s’abandonner à la rêverie, demeurer oisif », on songe à « penser à quelque chose » « entrevoir, imaginer » on songe que « penser, s’imaginer que » « penser à, s’occuper de » (Centre national de ressources textuelles et lexicales).
C’est, comme souvent, Furetière qui fournit une abondance de sens nous mettant sur la piste des rapprochements d’idées. La rêverie « c’est un mauvais signe pour un malade », c’est encore « une action ou proposition déraisonnable, une vision ». Cependant, de l’égarement à la façon d’envisager les choses sous un jour nouveau, il y a peu d’écart. Une proposition déraisonnable est à proprement parler «en dehors de la raison», mais elle n’est pas folle pour autant, elle pourrait bien relever de l’utopie.
Parmi les exemples donnés par l’académicien au verbe rêver : « Ce problème est difficile à résoudre, il faut longtemps rêver », « appliquer son esprit à raisonner sur quelque chose, à trouver quelque moyen, quelque invention ». Quant au songe, s’il peut désigner une sérieuse application de l’esprit, il accouche du songeur : « Se dit aussi d’un homme qui est rêveur, distrait et mélancolique. Un homme qui fait des vers. » On voit par là que la passivité s’oriente du côté de la poésie tandis que l’activité du rêve va vers la réflexion, l’imagination en action. L’un comme l’autre présentent le risque du débordement que l’on sent dans le délire.
L’anglais, avec dream, possède un sens pragmatique – « sequence of sensations passing through a sleeping person’s mind » – et s’aventure aussi du côté de la fantaisie (au sens du mot fantasy lui-même, d’« illusion », d’avoir des « visions ») : nous sommes clairement situés dans l’ordre du fantasme, de l’imagination, un spectacle que l’on se joue à soi-même. Il y aurait du point de vue étymologique une parenté avec des mots proches de la sphère nordique ou germanique qui conduisent du côté de la déception liée à une apparence trompeuse en insistant sur ce caractère peu flatteur. Paradoxalement, un second dream existe dans la langue anglaise, qui pose problème aux linguistes dans la mesure où il s’agit cette fois d’exprimer une gaieté bruyante, notamment par le rire.
L’allemand Traum se situe pour sa part dans un contexte de précision : il y a d’un côté les sens habituel d’illusion ou de vision, mais aussi les composés comme Wunschtraum (rêve de désir-demande) ou Albtraum, positif ou négatif.
D’un point de vue littéraire, nous pouvons rejoindre Pierre Pachet sur le fait que le rêve en lui-même n’est pas des plus inspirants, c’est la rêverie qui ouvre les esprits.
Henri Bénac, dans son Guide des idées littéraires, insiste sur ce point. En permettant à l’individu de s’abandonner à une pensée sans ordre mais qui peut se fixer sur un chemin, à un vagabondage de l’esprit qui suit les sens et leur ouverture, à une perception apparemment gratuite, la rêverie renvoie l’écrivain ou le poète au bonheur de se sentir exister. Celui-ci trouve alors une plénitude en soi comme Verlaine avec ses Romances sans paroles, ou entend « l’écho de la grande voix de l’univers », à l’instar de Maurice de Guérin.
Henri Bénac relève alors différents types de rêverie : sentimentale, « images de l’être aimé, vague des passions », « association d’idées » qui va jusqu’à la « contemplation, la méditation philosophique » et, pour finir, « vivre en idée avec des êtres selon son cœur ou s’enchanter à bâtir des utopies ». On retrouve pour la sphère littéraire ce que l’on pressentait dans l’utilisation courante, le rêve endormi demeure mystérieux, le songe éveillé est plus directement « exploitable ». (Henri Bénac, Guide des idées littéraires, Hachette, nombreuses rééditions.)
III. Sur l’utopie,
le rêve que chacun porte en soi
Un numéro hors série coédité par Le Monde et La Vie propose un point clair sur la question de l’utopie et des utopies (L’Atlas des utopies, 200 cartes, 25 siècles d’histoire, 2012).
La section 2, intitulée « Aux sources de l’utopie », permet par exemple d’accéder à toutes les acceptions historiques du terme et fait bénéficier des derniers éléments d’analyse scientifique, l’approche de cette question qui à la fois fascine et engendre un nombre certain d’erreurs. Le titre général d’Atlas est justifié par la cartographie très riche des royaumes imaginaires mais aussi et surtout par la lecture qui s’offre en relation avec les utopies modernes.
L’intérêt majeur de cette publication est d’offrir aux élèves la possibilité de faire le lien entre utopies anciennes et contemporaines. Aux mondes imaginaires du passé et à la nécessité de découvrir la vérité sur leur existence succèdent des tentatives de changement de l’existence, voire de réorganisation réelle des sociétés. Les utopies d’aujourd’hui et de demain y ont la part belle ce qui permet de sortir de la question de l’éternel manque de réalisation dans ce domaine. L’article sur les prisons à ciel ouvert, aires d’accueil pour des criminels, assassins compris, génère des réactions très directes chez les élèves lors d’une utilisation en classe et souligne la difficulté du recours aux solutions nouvelles.
Les femmes au pouvoir ou le mariage d’amour présentent également des directions de réflexion pour notre société en faisant de l’utopie la résolution d’un cas concret. Chaque section bénéficie en outre d’une introduction d’expert qui fait écho aux sciences humaines en situation de synthèse. On pourra se servir de la table des matières comme d’un registre des sujets pouvant donner lieu à une intervention orale.
Sur le rêve comme fondement de la civilisation
Philippe Descola, dans l’exposition « La fabrique des images » dont il a été le curateur au musée du quai Branly (2010-2011), propose une répartition des rapports ontologiques au monde suivant quatre axes.
L’animisme suppose que tous les êtres vivants partagent la même âme (et donc peuvent communiquer par le rêve ou la transe chamanique) mais diffèrent du point de vue des constitutions physiques.
Le naturalisme de l’homme occidental repose sur un présupposé exactement inverse : seul l’homme possède une conscience mais nous sommes tous faits sur le même modèle biologique, sang, nerfs, muscles et os. Un modèle original et limité géographiquement (à l’Australie) se dégage néanmoins qui renvoie au rêve comme fondement de la civilisation.
« Dans ce continent, le noyau de qualités caractérisant la classe totémique est réputé issu d’un prototype primordial, “l’être du Rêve”. Des récits étiologiques racontent que, lors de la genèse du monde, “au temps du Rêve”, des êtres hybrides sortirent du sol en des sites précis, connurent maintes aventures au cours de leurs pérégrinations à la surface de la terre, puis s’enfoncèrent dans les entrailles de la terre ; les actions qu’ils accomplirent eurent pour résultat de façonner l’environnement physique, soit parce qu’ils se métamorphosèrent en un élément du relief, soit parce qu’une trace de leur présence demeura dans le paysage, de sorte que les traits caractéristiques du milieu – les points d’eau et les gisements d’ocre, les cordons littoraux et les bosquets – portent témoignage jusqu’à présent de ces péripéties. Avant de disparaître, ces êtres prodigieux laissèrent des dépôts de semence d’individuation, les «âmes -enfants», lesquelles s’incorporent depuis lors dans les humains et les non – humains composant chaque classe totémique d’un être du Rêve et portant son nom. »
L’homme aborigène est donc issu d’une civilisation du rêve, non pas d’un point de vue virtuel ou métaphorique, mais parce qu’il en tire son identité et son rapport au monde. Pas de différence entre règnes, aucune hiérarchie entre animal, végétal, humain ou minéral ; chacun appartient à un type de récit issu du rêve. Ce que l’on représente, par exemple, ce sont les parcours en pointillé à l’intérieur d’une figure, celle d’un animal qui prend alors une dimension totémique. Autrement dit, si une outarde femelle est représentée à l’aide de case de couleurs, il s’agit de récits et de topographies qui lui sont liées. Plus que ses organes, ce sont les lieux et les parcours qu’elle accomplit dans le scénario proposé par le rêve qui deviennent visibles.
Les différents règnes (selon les termes de la science occidentale) sont représentés à l’intérieur de chaque histoire. Ce qui différencie un homme ou un animal d’un autre, ce sont les attributs liés au totem issu du récit primordial, son paradigme. C’est une des raisons pour lesquelles les peuples aborigènes ne peuvent être arbitrairement déplacés : les corps de chacun des membres d’une tribu appartiennent au paysage, ils en permettent la lecture dans un monde où les repères sont très difficiles à deviner, ils font partie de son équilibre au sens propre et se lisent dans la réalisation d’œuvres d’art. (La Fabrique des images, Musée du quai Branly et Somogy Éditions d’art, 2010.)
IV. Littérature et rêve
Racine, « Athalie », « Le songe dAthalie
ATHALIE
C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit.
Ma mère Jézabel devant moi s’est montrée,
Comme au jour de sa mort pompeusement parée.
Ses malheurs n’avaient point abattu sa fierté ;
Même elle avait encor cet éclat emprunté
Dont elle eut soin de peindre et d’orner son visage,
Pour réparer des ans l’irréparable outrage.
“Tremble, m’a-t-elle dit, fille digne de moi.
Le cruel Dieu des Juif emporte aussi sur toi.
Je te plains de tomber dans ses mains redoutables,
Ma fille.” En achevant ces mots épouvantables,
Son ombre vers mon lit a paru se baisser ;
Et moi, je lui tendais les mains pour l’embrasser.
Mais je n’ai plus trouvé qu’un horrible mélange
D’os et de chairs meurtris et traînés dans la fange,
Des lambeaux pleins de sang et des membres affreux
Que des chiens dévorants se disputaient entre euxABNER
Grand Dieu !
ATHALIE
Dans ce désordre à mes yeux se présente
Un jeune enfant couvert d’une robe éclatante,
Tels qu’on voit des Hébreux les prêtres revêtus.
Sa vue a ranimé mes esprits abattus ;
Mais, lorsque revenant de mon trouble funeste,
J’admirais sa douceur, son air noble et modeste,
J’ai senti tout à coup un homicide acier
Que le traître en mon sein a plongé tout entier.
De tant d’objets divers le bizarre assemblage
Peut-être du hasard vous paraît un ouvrage.
Moi-même quelque temps, honteuse de ma peur,
Je l’ai pris pour l’effet d’une sombre vapeur.
Mais de ce souvenir mon âme possédée
À deux fois en dormant revu la même idée ;
Deux fois mes tristes yeux se sont vu retracer
Ce même enfant toujours tout prêt à me percer. »
La question du songe est ici de savoir s’il s’agit d’un songe simple ou double. L’intervention d’Abner (« Grand Dieu ! », au singulier ) ne semble en effet motivée que par de pures questions de bienséance ; « des lambeaux pleins de sang », « des chiens dévorants », cela fait un peu trop pour les oreilles d’un public délicat, mais elle permet également de dissocier les symboles qu’il faut interpréter.
Le monde du rêve est donc bien ici celui du songe annonciateur, qui se décrypte de façon assez simple pour le spectateur cependant qu’il traduit, par son caractère même d’étrangeté, les difficultés de compréhension de celle qui le réalise. De plus ici, le songe est envoyé pour dire une vérité incompréhensible à qui vit entourée de mensonges ce qui renforce son caractère monstrueux, son aspect fantastique. « De tant d’objets divers le bizarre assemblage / Peut-être du hasard vous paraît un ouvrage. / Moi-même quelque temps, honteuse de ma peur, / Je l’ai pris pour l’effet d’une sombre vapeur. »
Le lien entre vérité et éveil est double. C’est dans le sommeil qu’apparaît un message qui dit la vérité du sort de l’enfant qu’elle pense avoir sacrifié, et c’est une femme qui vit dans le mensonge à qui il est donné : « J’ai senti tout à coup un homicide acier / Que le traître en mon sein a plongé tout entier ». Athalie a donné l’ordre de tuer l’enfant qui apparaît soudain pour se venger. L’aspect incohérent du rêve provient donc essentiellement de ce que le destinataire ne possède pas les éléments nécessaires à sa compréhension.
Le songe joue ici le rôle d’un message dont il faut deviner le référent, d’où les vocations interprétatives qu’il suscite dans un premier temps et qui se limitent le plus souvent au décryptage. Chez Racine, il réduit les distances, offre sous les dehors d’un signe très accentué (cf. la mise en scène ici décrite) un référent présent dans le monde réel mais absent dans l’univers, voire dans la compréhension du personnage. C’est sa différence avec l’apparition fantomatique telle celle qui ouvre Hamlet. Dans ce cas, le revenant est lui-même message et messager, il ne nécessite pas autant d’interprétation.
Paul Verlaine (1844-1896), « Mon rêve familier »
Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime
Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend.
Car elle me comprend, et mon cœur, transparent
Pour elle seule, hélas ! cesse d’être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.
Est-elle brune, blonde ou rousse ? – Je l’ignore.
Son nom ? Je me souviens qu’il est doux et sonore
Comme ceux des aimés que la Vie exila.
Son regard est pareil au regard des statues,
Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L’inflexion des voix chères qui se sont tues.
On a souvent insisté dans les commentaires sur le premier vers marqué par la récurrence du son « en » et qui donne à la tonalité du poème cette dimension lente de la ritournelle mélancolique. On voit par là que l’éternel retour de l’obsession, le ressassement, sont la marque dominante de cette familiarité qu’essaie de définir le poète. L’emploi de et sur l’ensemble du poème appuie le mécanisme du rêve ; association d’idées mais aussi coordination.
Deux séries en fait, celle qui sature la première strophe (leitmotiv, présence rythmique), ainsi qu’au vers 13. Verlaine établit nettement une correspondance entre le rêve et la mort : « Son nom ? Je me souviens qu’il est doux et sonore / Comme ceux des aimés que la Vie exila. », « Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a / L’inflexion des voix chères qui se sont tues. »
Il n’existe pas pour autant de correspondance absolue : il s’agit de comparaisons d’évocations. On saisit là la parenté grandissante entre le rêve et l’au-delà telle que la désirera le symbolisme, la littérature fantastique.
Ce qui est important c’est ce que le poète pense et dit sur lui, notamment : « car elle m’aime », c’est ce qu’il essaie d’éclaircir : « Je l’ignore. Son nom ? Je me souviens ». C’est lui qui ouvre le poème « Je fais souvent […] mon cœur […] cesse pour elle seule d’être un problème »… La vision intime l’est au point que Verlaine exprime ce qu’il ressent, beaucoup plus précisément que tout ce qui pourrait nous permettre de nous faire une représentation de l’apparition en question, c’est un sonnet dont il est le destinataire privilégié.
Contrairement au songe racinien qui est là pour délivrer son message et qui offre une réalité à déchiffrer, le rêve familier ne s’adresse pas à un spectateur, il est fait pour que le poète lui-même y trouve du réconfort.
…
Gérard de Nerval, « Fantaisie » (« Odelettes »)
Il est un air, pour qui je donnerais
Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber,
Un air très vieux, languissant et funèbre,
Qui, pour moi seul, a des charmes secrets.
Or, chaque fois que je viens à l’entendre,
De deux cent ans mon âme rajeunit :
C’est sous Louis treize… Et je crois voir s’étendre
Un coteau vert que le couchant jaunit,
Puis un château de brique à coins de pierre,
Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs,
Ceint de grands parcs, avec une rivière
Baignant ses pieds, qui coule entre des fleurs.
Puis une dame, à sa haute fenêtre,
Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens…
Que dans une autre existence peut-être,
J’ai déjà vue ! – et dont je me souviens !
…
Nerval raconte toujours quelque chose, il est l’homme du récit léger, du conte ; chaque écrit commence comme s’il parlait à quelqu’un (« pour qui je donnerais ») on notera que l’air vaut pour une personne, « pour qui ». Brusquement, le récit lui-même fait irruption en cours de strophe : « C’est sous Louis treize ». La fantaisie se présente avant tout comme une réminiscence : c’est l’air qui déclenche le processus et la musique, celle de la langue par-dessus tout. L’air se déroule dans la musicalité du poème 4/6 : « Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber, / Un air très vieux, languissant et funèbre ».
Cette réminiscence est empreinte de rêve (« je crois », « peut-être »), et conduit au mystère des « charmes secrets ». On retrouve chez Nerval l’intimité que Verlaine avait dégagé : « pour elle seule » devient ici « pour moi seul ». La différence cependant saute aux yeux, Nerval avance dans l’énigme avec plus de certitude, il reconstruit le tableau à l’aide de couleurs et d’éléments simples, il raconte un rêve (peut-être) mais en tire une certitude (« dont je me souviens »).
On perçoit chez Nerval un réel travail sur la réminiscence ; le réduire à une croyance en la métempsychose serait absurde. Le poète concentre son effort sur la figure centrale qui apparaît au prix d’un effort de focalisation, d’abord le cadre, puis le château en lui-même et enfin le portrait jusqu’aux « yeux ». Les exclamations finales soulignent comme un aboutissement de cet effort tandis que du côté de Verlaine les certitudes l’emportent quant au rôle de la femme qu’il voit.
Songe, rêve, fantaisie, rêverie, on voit ici la richesse de la palette qu’offrent les états du sommeil à la littérature. Des possibilités d’invention et d’imaginaire, certes, mais également des modalités de récit poétique diverses.
V. La psychanalyse
Bernard Lempert, « Le Tueur sur un canapé jaune. Les rêves et la mémoire traumatique » (Éditions du Seuil, « La couleur des idées », 2008)
Pierre Pachet évoque la psychanalyse, or celle-ci ne demeure pas inactive sur le terrain du rêve, elle multiplie les approches et pousse de nouvelles théories dont celle de Bernard Lempert, récemment disparu, mais dont l’ouvrage propose une mise en perspective nouvelle sur la question des rêves.
Le Tueur sur un canapé jaune est un ouvrage qui fait preuve d’une grande liberté de ton, de détermination dans la démonstration et d’une faculté de développement importante pour la compréhension des mécanismes impliqués dans le rêve. Formulant ainsi cette phrase d’introduction, on aurait presque le sentiment de trahir la position défendue par Bernard Lempert, tant il prône une thèse libérée des contraintes « mécanistes » de l’interprétation du rêve.
S’il fallait n’en retenir qu’une, sans doute faudrait-il conserver l’idée que le rêve, c’est déjà de l’analyse, pour définir le point de vue très intéressant que l’auteur défend. En quoi cela est-il novateur ou surprenant ? Sans être un spécialiste de la psychologie ou de Freud, chacun aura retenu que le rêve procède d’un déplacement du contenu du désir sur un autre objet, qu’on y accède par son contenu manifeste et latent et que c’est le désir éprouvé qui détermine le récit. L’histoire s’arrête là, et c’est bien ce que Bernard Lempert reproche à Freud.
Pour Freud, les universaux psychologiques humains règleraient la mécanique du rêve et, dans le fond, tout ce qui se passe dans le rêve est issu de ces règles universelles à l’œuvre au moment du rêve. Ce n’est pas l’individu qui rêve, ce sont ses désirs refoulés qui remontent à la surface par l’intermédiaire du rêve.
Pour Jung, qui s’est fâché avec Freud sur cette question, c’est la mémoire collective, les mythes fondateurs, qui expliquent les scènes oniriques qui renverraient cette fois, non pas à des universaux liés aux instances psychiques au travail, mais à des universaux collectifs constitutifs de la psyché humaine.
L’un comme l’autre n’intègre pas, comme étant explicative du contenu du rêve, l’histoire de la personne et particulièrement les traumatismes vécus par elle, que ceux-ci soient arrivés à l’occasion de désirs contrariés, d’abandon, de tyrannies, de deuil, de violences familiales ou de violences historiquement situées (la seconde guerre mondiale, le génocide juif, les massacres au Rwanda). C’est pourtant bien à Freud qu’on doit la découverte fondamentale de la nécessité de la remémoration des évènements de l’enfance pour guérir de ses souffrances présentes. Mais pour lui, le rêve ne raconte rien de cela, il est le jouet du complexe d’œdipe ou d’une pulsion de mort ou d’autres processus psychiques relevant du dogme freudien.
Voilà ce qui ne satisfait pas Bernard Lempert qui défend une version plus « réaliste » de l’interprétation des rêves, de leur compréhension et de leur usage. C’est d’ailleurs une de ses formules pour évoquer cette part de nous-mêmes qui advient pendant le sommeil. « Les rêves sont réalistes, dit-il, ils nous parlent de nous et du monde. Ils nous parlent de nous au monde et du monde en nous. »
La jeune femme qui rêve du deuxième enfant de sa sœur, allongé mort sur son lit, alors qu’elle a vu réellement le premier enfant de celle-ci mourir, éprouve au même moment le désir culpabilisant de penser à cette conférence à laquelle elle veut se rendre. Cette conférence est animée par un homme qu’elle a follement aimé et a vu pour la dernière fois le jour de la mort du premier enfant. Bernard Lempert pense que cette jeune femme ne fait pas un simple rêve d’impatience (Freud fait cette analyse), car au fond, quelle utilité aurait la conscience à faire parler l’inconscient d’une scène qui est parfaitement assumée par la jeune femme (revoir cet homme) ? Où se trouve donc le déplacement ? Non ; le rêve raconte une histoire et c’est à elle qu’il faut s’attacher pour comprendre ce qui se passe. C’est un rêve de deuil, du deuil de cet amour passé qu’elle sait parfaitement devoir assumer, même si elle s’achète les billets pour la conférence.
Le rêve est une lecture du réel et l’analyse est déjà dans le rêve. Le rêve, c’est de l’analyse et c’est en tant que tel qu’il faut l’entendre. L’inconscient, est réaliste, il sait les choses et livre les contenus qui sont comme des fables à usage privé. Les clés du rêve sont bien dans l’histoire. Il faut donc adopter une lecture symbolique du rêve.
Qu’est-ce qu’une lecture symbolique ? C’est une lecture des métaphores (plutôt que des déplacements) ainsi que des pensées incidentes. Les événements remémorés se comprennent dans un jeu de lectures croisées entre Conscience et Inconscient. Dans ce passage, les rêves convoquent en même temps des univers que nous nous représentons séparés ; ils méditent le passage. Ils construisent du sens, ils permettent d’approfondir le regard mais ne constituent pas un savoir organisé. Ce qu’il y a besoin de comprendre, c’est quelle est l’analyse fournie par le rêve ; le rêve dit quelque chose qui est arrivé ou que l’individu craint de voir arriver.
La prochaine fois que vous rêverez, demandez-vous : « Qui a commencé ? Qu’est ce qui se situe à l’origine de ce rêve, la réalité ou la construction fantasmatique ? Je ne sais pas si le rêve est le gardien du sommeil, dit l’auteur, mais je sais qu’il est le gardien du sens. »
Michel Jouvet
Cité par Pierre Pachet, ce neurophysiologiste français, né en 1925, a consacré toute sa vie à l’étude du sommeil et permis de distinguer les différentes phases ou strates qui construisent celui-ci, le sommeil paradoxal notamment. Son intérêt pour l’ethnologie l’amène à croiser ses observations scientifiques avec les études des différentes populations et à élaborer une théorie des rêves qui s’éloigne de celle de Freud.
Il postule en effet que le rêve est un « troisième état du cerveau qui servirait à restaurer notre individualité, nous « reconstruire » en quelque sorte. La théorie du sommeil paradoxal est assez accessible lors des entretiens accordés à la télévision canadienne.
Léon d’Hervey de Saint Denys,
« Les Rêves et les moyens de les diriger,
observations pratiques », 1867
Ce texte en ligne est une ouverture sur le rêve indéniable.
Son auteur, par ailleurs sinologue émérite, a consigné ses rêves tout au long de son existence et propose de s’approcher le plus possible de leur matière afin de les aborder plus précisément voire d’essayer de les utiliser.
VI. Gaston Bachelard
Pierre Pachet fait également référence aux ouvrages de Gaston Bachelard (hors micro), dont il souligne l’importance. Comme celui-ci vit à une époque où la psychanalyse échappe aux dogmes et aux tendances qui la figeront en chapelles, il trace un chemin original dans ce domaine. Épistémologue, proche de l’histoire des sciences, il cherche dans la nature élémentaire un équilibre qui ressortit à l’homme et à la science. Bachelard ne peut s’empêcher d’interroger la démarche à la hauteur des résultats qu’elle produit.
Deux ouvrages, L’Air et les Songes, L’Eau et les Rêves retiennent notre attention. Ils ne sont pas construits sur un modèle préexistant, ils empruntent chacun la voie de leur élément. Le premier propose surtout des remises en question, par exemple le fait que les rêves de vol ne renvoient pas au fait d’avoir des ailes, il s’agit de voler certes, mais pas de se prendre pour un oiseau. Nous sommes davantage du côté de l’ascension que du vol.
De la même manière, il rejette les figures simples inventées par l’homme pour désigner les étoiles, au nom d’une idiosyncrasie qui dépasse la grande et la petite ourse pour mettre en question le rapport que chacun entretient avec les constellations. Ainsi « chaque nuit nouvelle serait pour nous une rêverie nouvelle, une cosmogonie renouvelée ». Il faut dépasser cette connaissance arbitraire pour atteindre à la plénitude du rapport aux constellations.
Bachelard choisit des titres qui établissent une distinction entre les différentes catégories du rêve l’air et les songes, l’eau et les rêves, qui établissent des catégories différentes au sein des matières oniriques. À noter la richesse des pistes proposées comme, par exemple, le fait que le cercueil soit une barque et sans doute une barque primordiale, première dans la vie, berceau, comme dans la culture.
Frédéric Palierne
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• Pierre Pachet, « Nuits étroitement surveillées. Études psychologiques » (Gallimard, 1981), La Force de dormir. Études sur le sommeil en littérature » (Gallimard, 1988).
• Les Feuillets du rêve, Yves Hersant s’entretient avec Pierre Pachet, « Critique », n° 792, mai 2013.
• Un blog consacré à Pierre Pachet.
• Parmi de nombreux articles dans les Archives de l’École des lettres : Nostalgie, rêverie et chimère chez Jean-Jacques Rousseau et Nerval, par Anne-Marie Baron, ou encore « Ruy Blas », de Victor Hugo, ou de quelques phénomènes du sommeil, de Patricia Carles et Béatrice Desgranges, une série d’études consacrées à Paul Verlaine et à Gérard de Nerval…
• Autre perspective : le rêve dans le livre pour enfants.
• Les thèmes de culture générale et expression au BTS, session 2014.
• L’Espace Enseignants des éditions Globe.
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bonjour je n’ai toujours pas reçue la synthèse détaillés des documents !!!
bonjour j’aimerai avoir la synthèse sur le rêve américain document 1 auteur est Morgane Jourdren janvier 2010 <> document 2 auteur claire Gatinois <>Le Monde 28.02.2012 et document 3 auteur Mike Keefe dessin politique 4 avril 2012.
Enregistrement très intéressante, merci pour cette publication.
Merci Frédéric Palierne pour ces enregistrements et tout votre travail! P. P.