"Le Météorologue", d'Olivier Rolin : la violente espérance de l'époque
Tout a commencé avec un livre n’existant qu’en un exemplaire, illustré de dessins faits à la main pour une petite fille.
Celui qui a réalisé ces images se nomme Vangengheim. Il a été météorologue, et représentait l’URSS à la « commission internationale sur les nuages ». En 1930, il avait crée le « Bureau du temps ». Il vivait à Moscou avec son épouse et leur fille quand, en janvier 1934, il s’est trouvé happé dans l’engrenage mortel.
Interrogé au siège de la Loubianka par les agents de la Guépéou, il est forcé d’avouer un obscur complot. On le condamne et l’envoie aux îles Solovki, non loin du cercle polaire : « C’est une terre striée, rabotée par l’érosion glaciaire, criblée de lacs, couvertes de forêts. C’est une terre gorgée de sang, ensemencée de morts […]. »
En 1934, pas encore. Les morts adviendront avec la Grande Terreur de 1937, lors de laquelle Iéjov, âme damnée du tyran, établit des quotas : 750 000 personnes seront exécutées en seize mois, soit « la moitié des morts militaires français de la Première Guerre mondiale, en moins de la moitié du temps ».
Une “formidable machine à tuer”, mais aussi une “machine à effacer la mort”
Aux Solovki, jusqu’en 1934, les conditions de vie restent supportables pour une partie des détenus, notamment Vangengheim qui s’occupe de la bibliothèque. Cet ancien monastère contient en effet trente mille livres, dont des romans étrangers dans leur langue, des ouvrages scientifiques, des textes russes. Les détenus sont des « bychvie », des gens d’autrefois comme on en voit dans les pièces de Tchékhov : bourgeois ou aristocrates, intellectuels, grands savants et professeurs se côtoient. On donne même des cours.
Vangengheim s’ennuie et écrit des lettres à sa femme et à Éléa, sa fille. À l’une il raconte ses journées d’attente, le sentiment de ne servir à rien, tandis que l’URSS tente des expériences scientifiques, se lance à la conquête du pôle et de l’espace. Lui-même imagine un territoire couvert d’éoliennes pour capter l’énergie du vent dans les espaces sans fin, il songe à l’énergie solaire. À sa fille, il envoie dessins et devinettes, donne le sentiment de découvrir et d’apprendre. Mais Olivier Rolin rend, dans le rythme même de la deuxième partie, la lassitude que le météorologue éprouve, son désespoir grandissant dans l’attente d’une réponse de Staline à ses demandes.
Le tyran répond en 1934. Vangengheim est transféré sur le continent. Il est puni de dix ans d’emprisonnement « sans droit de correspondance ». La formule dit tout : il est exécuté.
Il faudra soixante-dix ans pour que l’on retrouve la trace des charniers dans lesquels ses compagnons et lui ont péri. Entretemps, en 1956, il aura été réhabilité. Mais l’État soviétique se sera gardé de révéler sa fin. Khrouchtchev a certes rendu public son rapport sur les crimes de Staline, mais il a évité de trop en dire, lui-même ayant été impliqué dans ce vaste massacre : « la formidable machine à tuer était aussi une machine à effacer la mort », quand bien même elle ne fonctionnait plus.
Une époque de terreur et de mort qui suit une violente espérance
L’histoire du météorologue est exemplaire pour les raisons qu’on a dites – un homme moyen est pris dans la tourmente après avoir cru en la Révolution – mais aussi parce qu’elle montre une époque furieuse, celle de la terreur, de la mort, qui suit une « violente espérance » : « Nous voyions l’avenir comme un bien nous appartenant et que personne ne contestait, la guerre comme une préparation tumultueuse au bonheur, et le bonheur lui-même comme un trait de caractère. » Ces paroles d’Isaac Babel, Olivier Rolin les cite se demandant « ce qui se serait passé si la folie de Staline […] n’avait pas substitué, comme ressort de la vie soviétique, la terreur à l’enthousiasme ».
Rolin montre un pays plein de ressources et d’hommes ou de femmes audacieux, curieux, inventifs, dans le domaine des sciences comme dans celui de la culture ; l’ordre qui se met en place dévore ses fidèles plus que les autres, emploie ses hommes de main aux pires tâches avant de s’en débarrasser.
L’écrivain se sent un devoir de fidélité envers les victimes, et son écriture en témoigne : « Les bourreaux étaient méticuleux, obsédés du secret mais paperassiers, expéditifs mais archivistes ; pour faire comprendre leur façon de procéder (verbe qui ici veut dire tuer, et tuer en masse), il me semble qu’il faut être méticuleux aussi, paperassier jusqu’à un certain point. Indiquer les dates, les grades, les signatures au bas des actes quand on les connaît. Au prix d’une certaine lourdeur parfois. »
Un livre qui mêle les genres et interroge l’indifférence des contemporains à l’égard des crimes
Cette lourdeur, on ne la ressent jamais dans ce livre – et sans doute moins que dans certains romans qui prétendent à la légèreté. Rolin use parfois de l’ironie, se sert des parenthèses ou des digressions pour mettre en relief le ridicule de certains, planter certaines figures comme celle de Matveïev, « type humain abject qu’on retrouve, identique, dans la Gestapo, les gangs tortionnaires des juntes militaires chilienne ou argentine, ou plus près de nous les sbires de Tripoli ou Damas ».
Rolin écrit en enquêteur, multipliant les questions, notant le doute, l’incertitude. Et puis il écrit en homme de ce siècle et du précédent, qui a cru en une espérance et qu’une infinie mélancolie a pris. Les écrivains sont proches de lui (ou bien très éloignés). Parler de la Russie, c’est nommer Vassili Grossman et son Tout passe, Margolin et son Voyage au pays des Ze-Ka. Gide aussi, qui, contrairement à Herriot, n’a pas été dupe des mensonges de Staline. Rolin déplore (avec un soupçon d’humour) la naïveté de Gorki visitant les Solovki. Il est moins indulgent, et on le comprend, avec Aragon ou Sartre.
Ce livre qui mêle les genres, comme beaucoup d’excellents livres d’aujourd’hui (on songe ici à Viva, de Patrick Deville), pose aussi beaucoup de questions sur l’indifférence des contemporains à l’égard de ces crimes, et d’abord à l’égard des visages. Dans de très belles pages finales, il décrit ceux des hommes et femmes arrêtés, photographiés comme on le fait des criminels.
Le Météorologue est enfin un livre « russe » : Rolin se fait le compagnon des quelques militants de Mémorial, l’association qui cherche les traces des victimes, dresse les listes et les biographies de ceux qu’on a jetés dans des fosses communes. Il le fait avec tout son amour pour l’espace de ce pays sans fin, et pour son Histoire si douloureuse, en partage.
Norbert Czarny
• Olivier Rolin, “Le Météorologue”, “Fiction & Cie”, Éditions du Seuil, 304p.
• Le site de l’association Mémorial qui effectue des recherches sur la période soviétique et dénonce les violations actuelles des droits de l’homme en Russie.
• Voir sur le site de “l’École des lettres” : Olivier Rolin, romancier et bricoleur, par Norbert Czarny.