Le Mariage forcé, de Molière,
met Sganarelle dans tous ses états

Éblouissante mise en scène de Louis Arene pour cette pièce où Molière convertit une commande sur le thème du mariage en formidable leçon sur les rapports hommes-femmes. Jeu de masques rythmé qui repose sur une inversion des rôles et des valeurs, sur la scène du théâtre du Rond-Point, puis en tournée.
Par Philippe Leclercq, critique

Éblouissante mise en scène de Louis Arene pour cette pièce où Molière convertit une commande sur le thème du mariage en formidable leçon sur les rapports hommes-femmes. Jeu de masques rythmé qui repose sur une inversion des rôles et des valeurs, sur la scène du théâtre du Rond-Point, puis en tournée.

Par Philippe Leclercq, critique

Le décor épuré de ce Mariage forcé (1664), composé d’un grossier assemblage de planches formant cloisons et évoquant le théâtre de tréteaux, a quelque chose d’inquiétant, d’oppressant même, malgré le vide, à cause du vide. Bois blanc, effet clinique. On dirait une grande boîte, un truc expérimental ou une chambre d’asile, un espace carcéral, cérébral, hors du temps et du monde. Cadre pourtant bien réel de la comédie de la vie, et de l’éternel rapport de domination de l’homme sur la femme, dénoncé ici avec une rare vigueur dramaturgique.

Mariage et mirage

Dans cet espace angoissant, tel un diable à peine sorti de l’esprit de son créateur, Sganarelle, coiffé d’une longue perruque baroque, s’avance à pas comptés face au public, en marmonnant quelques répliques célèbres de Molière : « Que diable allait-il faire dans cette galère ? », « Le petit chat est mort », « Le poumon ! Le poumon, vous dis-je »… Il se chauffe, se cherche, et dit enfin son trouble : son indécision au sujet du mariage qu’il entend nouer le soir même avec Dorimène. Cette union, vu son âge avancé, ne risque-t-elle pas de faire de lui un mari trompé ? Pour en avoir le cœur net, le fiancé irrésolu, ou cocu imaginaire, décide de consulter quelques oracles de sa connaissance, ce d’autant plus urgemment qu’un entretien avec sa future lui en a révélé la libre-pensée en matière de mariage. Après s’être enquis de l’opinion de son ami Géronimo, Sganarelle interroge philosophes et bohémiennes dont les réponses ne sont guère de nature à l’apaiser. Ses craintes se trouvent alors confirmées quand il apprend que Dorimène a déjà un amant…

Prendre femme

À la suite du succès des Fâcheux (1661), sa première comédie-ballet conçue avec Lully, Molière reçoit commande d’un petit divertissement sur le mariage. Un thème à la mode que le comédien et dramaturge connaît bien pour en avoir fait le cœur de sa première grande comédie, L’École des femmes, deux ans auparavant. Sa fréquentation du théâtre italien, et ses souvenirs du Tiers Livre, de Rabelais, et en particulier les chapitres traitant des craintes de Panurge au sujet du mariage (9, 14, 25, 35 et 36), vont constituer la trame et l’esprit de cette farce en un acte. Sganarelle y tient à la fois d’Arnolphe et de Dandin, d’Harpagon sinon d’Alceste, ces odieux tyrans garants d’un ordre bourgeois, patriarcal et sexiste. Sa prétention phallocratique à se choisir une femme, comme on prend un chien pour compagnie, va être dûment punie, et le point de vue étonnement moderne de Dorimène ardemment défendu.

Réflexions sur le couple

Sganarelle passe un sale quart d’heure durant le tour d’horloge que dure la pièce. Il est raillé, menacé, insulté, dérouillé, dépouillé, humilié, pendu… À tel point que sa grosse naïveté émeut autant qu’elle fait rire. Le plateau de scène incliné aurait dû pourtant le prévenir que la marche de son affaire n’était guère assurée, que tout paraissait menacé d’instabilité, et lui-même exposé à un profond déséquilibre.

La comédie du mariage se transforme progressivement en une formidable leçon sur les rapports hommes-femmes appuyée sur un renversement des rôles et des valeurs. Sganarelle, qui pensait bien mettre une docile petite femme en cage, se retrouve pris au piège de son projet, incapable de s’extraire de scène. Fait comme un rat, à l’inverse de tous les autres personnages de la pièce qui vont et viennent autour de lui, entrant et sortant par les diverses ouvertures du décor, les fenêtres, les portes, les trappes et les chatières, qui s’ouvrent et se ferment à une vitesse folle. Autant de voies de circulation qui font de l’espace scénique un lieu de croisements labyrinthique, avec Sganarelle au milieu, tragiquement seul face à lui-même. Dans ce jeu de miroirs, structurant la pièce par ensemble de deux (deux philosophes, deux bohémiennes, deux bastonnades…), Sganarelle s’égare, perd pied, est menacé de devenir fou à mesure que le rythme s’emballe.

Solitude métaphysique

L’éblouissante mise en scène de Louis Arene, ancien pensionnaire de la Comédie-Française et co-directeur avec Lionel Lingelser de la compagnie Munstrum Théâtre, relit la mécanique de la commedia dell’arte, ici tirée vers le théâtre d’un Samuel Beckett. L’inversion des rôles où les femmes jouent des hommes, et vice-versa, apparaît comme un procédé réflexif, propre à révéler les dysfonctionnements sociaux et les inégalités entre les sexes.

À l’image de Molière lui-même, grand décloisonneur de genres et chantre d’un féminisme d’avant-garde et triomphant, Louis Arene réinvente la tradition du masque de la commedia. Les siens sont lisses, fins, sans cheveux et de couleur chair ; ils recouvrent la partie haute du crâne des comédiens, et invitent le public à y projeter son imaginaire, à s’y voir comme dans un miroir déformant. Ils servent de supports pour y projeter âmes et idées, des catalyseurs d’angoisses. Leur expressivité offre une infinité de lectures du rire à l’effroi, du tragique au grotesque.

En posant l’artifice au premier plan et en déréalisant l’espace de jeu, Louis Arene porte un regard frontal sur les enjeux humains de la pièce. Le dépouillement de son dispositif scénique en souligne le caractère intemporel. La scénographie, signée Éric Ruf, fourmille de trouvailles réjouissantes. Enfin, au service de ce spectacle à la truculence rabelaisienne et à la portée métaphysique, les comédiens, de Julie Sicard (Sganarelle) à Christian Hecq (Dorimène et Marphurius), en passant par Gaël Kamilindi (Geronimo, la première bohémienne et Alcidas), Sylvia Bergé (Alcantor et la deuxième bohémienne) et Benjamin Lavernhe (Pancrace, Lycaste et la troisième bohémienne), sont tous au meilleur de leur art. Ils forment un quintette d’une drôlerie irrésistible. Les costumes de Polichinelle revisités qui les habillent leur font porter tout le ridicule du personnage qui les habite. À commencer par Sganarelle, pâle figure de mâle dominant, sur qui retombe une entreprise d’émasculation du patriarcat.

P. L.

Avec la troupe de la Comédie-Française. Sylvia Bergé, Julie Sicard, Christian Hecq, Benjamin Lavernhe et Gaël Kamilindi.

Jusqu’au 1er mars 2024 au Théâtre du Rond-Point, à Paris.
En tournée : les 20 et 21 mars 2024 au théâtre L’Avant Seine à Colombes (92) ; du 4 au 14 avril 2024 au théâtre des Célestins à Lyon (69).


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Philippe Leclercq
Philippe Leclercq