Le Joueur d’échecs, de Stefan Zweig :
le jeu comme révélateur
Par Alain Beretta, professeur de lettres
Un seul objet d’étude au programme des classes de terminale professionnelle, « Vivre aujourd’hui : l’humanité, le monde, les sciences et la technique ». Le jeu s’y intègre, reflet de la société qui le pratique. Dans Le Joueur d’échecs, Stefan Zweig montre comment le jeu peut révéler diverses personnalités et comportements.
Par Alain Beretta, professeur de lettres
Le programme limitatif de français pour la classe de terminale professionnelle, établi pour l’année scolaire 2021-2022 et encore reconduit pour 2023-2024, prévoit un seul mais vaste objet d’étude : « Vivre aujourd’hui : l’humanité, le monde, les sciences et la technologie ». Toutefois, un thème précis est ciblé : « le jeu, futilité et nécessité ». De fait, « vivre aujourd’hui », c’est encore et toujours jouer, avec de nouveaux supports. Ils n’excluent pas pour autant les jeux traditionnels, notamment ceux de société, comme le jeu d’échecs.
Ce dernier a été particulièrement bien analysé par l’écrivain autrichien Stefan Zweig dans une de ses dernières œuvres, le bref roman (ou longue nouvelle) Le Joueur d’échecs, écrit peu avant qu’il se suicide en 1942, et publié à titre posthume l’année suivante à Stockholm. Il n’a paru en Allemagne dans sa langue originelle (l’allemand) qu’en 1957, soit bien après sa traduction française de 1944. Tout récemment (octobre 2023), une nouvelle traduction, preuve de sa modernité, a été effectuée par Jean-Philippe Toussaint, romancier reconnu, nominé au prix Goncourt, sous le simple titre Échecs, comme celui de son premier roman. À travers ce jeu, Stefan Zweig montre comment ce dernier peut révéler diverses facettes de nos comportements et de notre personnalité.
Un jeu ambigu
Jeu paradoxal. Un jeu réduit à soixante-quatre cases noires et blanches peut paraître dérisoire. Cependant, le narrateur du roman, qui a un peu pratiqué les échecs, annonce d’emblée l’attrait exercé par ce « ‘‘jeu royal’’, le seul entre tous les jeux inventés par les hommes, qui échappe souverainement à la tyrannie du hasard ». On ne peut effectivement y réussir que doué d’une certaine forme d’intelligence. Dès lors, n’est-il pas plus qu’un jeu ? « N’est-ce pas aussi une science, un art […] », propose le narrateur ? En tout cas, ce jeu cumule une cascade de contradictions.
Son origine remonte à la nuit des temps, mais il reste toujours nouveau ; sa marche est mécanique, mais elle ne triomphe que grâce à l’imagination ; il est limité à un carré, « et pourtant ses combinaisons sont illimitées ». Ainsi suspendu « entre terre et ciel », le jeu d’échecs implique une dualité, une double postulation, qui autorise toutes les interrogations. Ces contradictions vont nourrir l’intrigue du roman et déterminer la personnalité opposée des deux protagonistes adversaires.
Le premier qui apparaît, Czentovic, est un champion d’échecs, mais un individu antipathique, inculte et méprisant ; le second, qu’on ne connaît que par les initiales M. B…, trouvera dans les échecs son salut, mais aussi sa perte.
Jeu mystérieux. Ces paradoxes du jeu d’échecs ont pour but essentiel ici d’établir une tension dramatique : ce jeu offre tant d’ambiguïtés qu’il laisse perplexe, instaurant une aura énigmatique. Zweig note son « mystérieux attrait » et crée à son propos une atmosphère mythique en affirmant qu’il « appartient à tous les peuples et à tous les temps » et que « personne ne sait quel dieu en fit don à la terre ».
Aussi, ces échecs aiguisent-ils la curiosité du narrateur, et simultanément celle du lecteur, qui voit par lui : tous deux observent les personnages jouer, moins pour savoir lequel va gagner, que pour découvrir leurs comportements face à un jeu dans lequel « on concentre toutes ses énergies intellectuelles sur un champ très étroit ».
Un jeu perturbant
Les deux protagonistes, Czentovic et M. B…, montrent, de manière différente, une forme de folie provoquée par le jeu d’échecs.
Un monomaniaque antipathique. Le narrateur avait déjà entendu parler de ce Mirko Czentovic, mais un compagnon, sur le paquebot qui les conduit de New York à Buenos Aires, le présente plus précisément. Sa fulgurante carrière aux échecs s’avère d’autant plus inattendue que ce fils d’un misérable batelier slave est tout à fait inculte. Or, alors qu’il n’a que 15 ans, un concours de circonstances lui fait remplacer subitement un joueur, et, en quatorze coups, il bat son adversaire expérimenté. Confronté ensuite aux joueurs les plus réputés de sa région yougoslave, il confirme son don, si bien qu’en six mois, il apprend tous les secrets du jeu, et devient champion du monde à 20 ans : il se croit alors « le personnage le plus important de l’humanité » et cherche à tirer un profit financier de son talent, réclamant au moins 250 dollars par partie pour avoir l’honneur de jouer avec lui.
Cette soudaine notoriété contraste avec son comportement troublant. Quand il joue, il reste absolument froid et immobile, semblant n’être qu’une statue : « Mirko demeura assis sans bouger quatre heures durant devant l’échiquier et sans prononcer une parole, ni même lever les yeux ». De même, Czentovic fuit tout contact social, évite toute conversation, surtout lorsqu’il flaire un homme instruit ; et les très rares mots qu’il prononce sont arrogants, méprisants. Pour résumer l’impression que le narrateur a de lui, il avoue qu’il n’a jamais rencontré « un aussi singulier génie ou, si l’on préfère, un fou aussi énigmatique », perpétuellement occupé à répéter des parties dans sa cabine quand il ne joue pas.
Une victime de son imagination. Le tout aussi énigmatique M. B… n’entre en scène qu’après le premier tiers du roman, et de manière anonyme. Observant une partie disputée entre Czentovic et MacConnor, un autre passager du paquebot, l’inconnu empêche soudainement l’Écossais d’obtenir une nouvelle dame, et explique avec une remarquable science de l’anticipation quelle stratégie il convient d’adopter contre Czentovic : de fait, après six ou sept coups, le champion doit déclarer « partie nulle ». MacConnor, enthousiasmé comme tous les autres spectateurs, offre alors au stupéfiant inconnu de se mesurer seul à Czentovic, mais il se dérobe, avouant ne pas avoir joué aux échecs depuis 25 ans. Apprenant par certains passagers que cet inconnu est autrichien, le narrateur (double de Zweig ?) va le retrouver, et M. B… lui raconte son histoire.
La confrontation de ce M. B… avec les échecs résulte indirectement de sa séquestration par les nazis. Pour d’obscures raisons professionnelles (il dirige une étude d’avocats), il a été arrêté par la Gestapo la veille du jour où Hitler entrait à Vienne, puis enfermé dans une chambre d’un hôtel viennois, privé de toute communication et de toute possibilité d’occuper son esprit. C’est alors qu’un jour où il est convoqué pour un interrogatoire, seul dans la salle d’attente près d’un porte-manteau où est accroché un habit de ses tortionnaires, il devine dans une de ses poches la présence d’un livre, et réussit à le substituer en le cachant dans son pantalon. De retour dans sa chambre, il découvre, à regret, qu’au lieu d’un roman qu’il espérait, il s’agit d’un recueil de parties d’échecs célèbres.
Afin de meubler son néant, il s’applique cependant à en tirer parti : fabriquant un échiquier rudimentaire avec le drap de son lit, et modelant des pièces en pétrissant de la mie de pain, il réussit en quelques semaines à jouer une partie. Puis peu à peu, il parvient à se représenter mentalement les positions sur l’échiquier sans user de ses pièces, voire à supprimer l’échiquier lui-même : il est devenu capable de jouer « à l’aveugle ». Au bout de trois mois, M. B… sait par cœur les 150 parties proposées par le livre dérobé, et il décide d’en inventer de nouvelles en jouant contre lui-même, ce qui l’oblige à dédoubler son cerveau. Mais chez cet homme ivre de rage et de vengeance contre « la clique hitlérienne » qui le persécute, une telle schizophrénie artificielle, où l’esprit est partagé « entre un moi blanc et un moi noir », aboutit à une frénétique fureur obsessionnelle. Redevenu lucide, il qualifiera son état comme « une intoxication par le jeu d’échecs ». Puisqu’il se trouve à présent sur le paquebot, il a pu échapper à sa geôle, à la faveur d’une hospitalisation : un médecin bienveillant l’a tiré d’affaire, et la Gestapo lui a rendu sa liberté, à condition qu’il quitte l’Autriche sous quinzaine, ce qu’il fait par ce voyage.
M. B… incarne donc un cas avéré de maladie mentale provoquée par le jeu d’échecs, ou plus exactement, dont le jeu a été l’instrument. À la fin de son récit au narrateur, il reconnaît ignorer si les parties qu’il a jouées seul sans supports visuels étaient, ou non, des parties réelles réglementaires ou des produits de son délire.
Un jeu culturel ?
Ses atouts. À l’évidence, les échecs impliquent une intelligence anticipatrice stratégique, tenant à la fois de la science et de l’art, qui fait que le narrateur le qualifie de « jeu royal », tant « l’illustre galerie des maîtres de l’échiquier comprenait les types de haute intelligence les plus divers, des philosophes, des mathématiciens, cerveaux imaginatifs et souvent créateurs ». Aussi, par opposition à tous ces grands maîtres, cette « machine à jouer » qu’est Czentovic constitue-t-elle une fâcheuse exception, tant sa réflexion reste purement mécanique. Entre science et art, Zweig semble plus situer le jeu d’échecs dans cette dernière catégorie, à travers M. B… En effet, en reproduisant les parties des grands maîtres, il dit avoir eu le sentiment d’entretenir avec eux « un commerce qu’offrent les œuvres des grands artistes », et il sera capable de reconnaître les caractéristiques de ces grands joueurs « aussi sûrement qu’on reconnaît un poète à quelques vers ». Sans compter que, en constatant que la partie gagnée par M. B… contre Czentovic ne peut être reconstituée, le narrateur déplore qu’elle soit « perdue pour les annales du jeu d’échecs, comme le sont pour l’histoire de la musique les improvisations de Beethoven au piano ».
D’une manière générale, Zweig associe la réussite aux échecs à la culture. Si Czentovic est aussi férocement monomaniaque et peu sociable, c’est qu’il n’est ouvert à rien d’autre, alors que MB incarne l’homme cultivé du « monde d’hier » cher à l’auteur. Leurs comportements opposés en découlent. Czentovic, qui joue pour gagner et pour l’argent, agit de manière agressive, souvent exprimée par des termes militaires qualifiant plus l’affrontement que la stratégie : « bataille », « lutte », « troupes », « brèches », comme s’il voulait tuer son adversaire avec « son implacable et froide logique ». À travers lui, Zweig ne pense-t-il pas à l’inhumaine efficacité de l’organisation nazie, qu’il vomit, et dont MB a été victime ? En revanche, ce dernier, associant intelligence, courtoisie, respect d’autrui, reflète dans son comportement ses valeurs humanistes.
Ses limites. Si le jeu d’échecs est une pratique culturelle, il est difficile de l’associer à une activité artistique. La capacité de MB à y jouer mentalement sans aucun support est certes admirable, mais elle débouche, à la fin du livre, sur une crise de démence. Il accepte de jouer contre Czentovic, et bien que celui-ci se plaise à l’énerver avec ses longues réflexions muettes, il en triomphe d’abord. Mais, lorsque le vaincu lui propose une revanche, M. B… accepte, bien que le médecin qui l’a sauvé, craignant une rechute, lui ait conseillé de renoncer à jouer. Il présente alors vite tous les symptômes d’une excitation anormale, prononçant fiévreusement des mots incompréhensibles sans rapport avec la partie. Il en vient à déplacer une pièce contre les règles et à tort, s’écriant pourtant « échec au roi » alors que ce dernier n’est nullement menacé. Il faut que le narrateur calme M. B… pour qu’il comprenne enfin son erreur, présente ses excuses à Czentovic et affirme qu’il ne jouera plus jamais aux échecs. L’imagination de M. B… n’a donc créé que des images éphémères et transitoires, contrairement à l’imagination créatrice des artistes.
Sans aller jusqu’au cas bien particulier de M. B…, les parties d’échecs sont dévalorisées par le narrateur, par rapport à une création artistique : « Ce jeu stérile est une pensée qui ne mène à rien, une mathématique qui n’établit rien, un art qui ne laisse pas d’œuvre ». Quand M. B… découvre que le livre qu’il a dérobé n’est qu’un recueil de parties d’échecs, il est très déçu car il rêvait d’avoir pu trouver Homère ou Goethe. À la fin, il abandonnera les échecs, mais sûrement pas l’art et la culture. D’autre part, si les échecs impliquaient forcément culture, comment l’inculte, têtu et arrogant Czentovic aurait-il pu devenir à 20 ans champion du monde ? Bref, le jeu d’échecs se situe à la frontière de la culture. Et, enfin, il ne faut pas oublier que, comme tous les jeux, les échecs sont aussi un amusement qui n’est pas obligatoirement compétitif : à l’inverse de tous les autres personnages, le narrateur prend bien soin de préciser qu’il ne joue que pour se divertir ; or, c’est lui qui impose son point de vue au lecteur.
Pourtant, ce n’est pas lui, simple spectateur, qui retient l’attention, mais bien plutôt les cas des deux protagonistes adversaires, qui fascinent ce narrateur : « Les gens qui sont possédés par une seule idée m’ont toujours spécialement intrigué, car plus un esprit se limite, plus il touche par ailleurs à l’infini ». On voit combien la spécificité du jeu d’échecs a permis de révéler les mystères de l’âme, plus précisément de certains spécimens psychologiques. Zweig a ainsi exploré les pouvoirs du jeu avec une rare profondeur.
Tout écrivain, d’une manière générale, ne pratique-t-il pas, à sa manière, une sorte de jeu ? « Écrire est un jeu qui se joue à deux, entre l’écrivain et le lecteur », affirme Georges Pérec, le maître de la littérature-jeu, dont toutes les inventions viennent d’être rééditées en un seul volume, Jeux (Le Seuil). Alors, lecteurs, d’une manière ou d’une autre, faites vos jeux.
A. B.
Ressources
Xavier-Laurent Petit, Le Fils de l’Ursari, l’école des loisirs, 316 p., 7,50 euros.
Le personnage principal, un ado récemment arrivé en France, précaire et non francophone, découvre les échecs en regardant les joueurs du jardin du Luxembourg et apprend vite, très vite, à disputer des parties extrêmement difficiles.
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