Le "Dictionnaire amoureux de Marcel Proust", de Jean-Paul et Raphaël Enthoven
Quelques réserves, pour commencer, histoire de nuancer notre plaisir.
D’abord pour constater qu’une fois de plus quand on veut parler de cet immense écrivain que fut Marcel Proust, on en vient très vite à parler autant de l’homme et de sa vie que de l’œuvre. Ce qui eût ulcéré l’auteur du Contre Sainte-Beuve qui dépensa beaucoup d’énergie pour expliquer qu’« un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices ». Les entrées Asthme, Berl, Chambre 114, Pyjama ou Ritz, pour n’en citer que cinq, sont des exemples de concession à la dérive biographique.
Deuxième regret : l’absence systématique de références pour les phrases ou les passages cités. La collection « Dictionnaire amoureux », il est vrai, n’a pas vocation à rivaliser avec les ouvrages universitaires, mais il est dommage que le lecteur soit privé des renvois qui lui permettraient de replacer la citation dans son contexte. D’autant que le lieu où elle se trouve et le moment où elle a été rédigée ne sont pas indifférents.
Quelques réserves et motifs d’agacement
Autre motif d’agacement : le dédain condescendant pour les multiples commentateurs (à quelques exceptions près) qui ont écrit, (beaucoup trop, bien sûr) sur Proust, ceux que les auteurs nomment les « proustologues » ou « proustolâtres », sortes de gardiens du temple dont la glose stérile et parfois carrément sotte empêcherait d’accéder au vrai sens, pourtant limpide, que les signataires du dictionnaire seraient les seuls à avoir pénétré.
Convenons qu’il s’est écrit beaucoup d’inepties sur la personne et l’œuvre de Marcel (puisqu’il est convenu de l’appeler ainsi, comme l’atteste l’adjectif récurrent « marcellien »), mais aussi pas mal d’ouvrages décisifs qui prouveraient que l’on n’a pas attendu les Enthoven père et fils pour commencer à y voir clair dans son entreprise littéraire.
On peut éprouver également une certaine irritation devant ce ton de connivence qu’adoptent les auteurs : le gros livre que nous avons entre les mains ne s’adresse pas aux profanes, sans doute indignes de le feuilleter, mais aux demi-initiés qui connaissent déjà La Recherche, mais qui n’ont pas – grave insuffisance ! – accompli les quatre lectures nécessaires pour rejoindre la cohorte des vrais proustiens. L’ouvrage se distingue des divers « Dictionnaire de Proust » qui existent déjà en cela qu’il ne juge pas utile de définir, d’expliquer, de délimiter le savoir. Le lecteur de bonne compagnie qui parcourt l’ouvrage est censé posséder déjà les plans de la cathédrale proustienne et ne trouver ici que quelques clés subtiles pour forcer le saint des saints.
Enfin, les coquetteries formelles des auteurs qui manifestement ont décidé de rivaliser d’élégance et de finesse avec leur modèle, peuvent aussi indisposer. Entrent dans ce reproche les prétendues querelles d’interprétation entre le papa et le rejeton qui semblent relever surtout d’une démarche marketing, les recherches syntaxiques parfois gratuites, les créations lexicales (comme le comique « narraproust »), l’emploi de mots actuels pour faire moderne (gay, outing, casting, people, Skype) et autres joliesses d’écriture un peu gratuites.
Une lecture cependant originale et rafraîchissante
La liste des regrets est à l’échelle de celle des compliments que mérite, malgré tout, ce passionnant Dictionnaire amoureux de Marcel Proust. Reconnaissons-lui en premier lieu la vertu de l’originalité. Après tant de travaux critiques sur notre grand écrivain, il n’était pas aisé d’apporter de la nouveauté, de proposer une lecture rafraîchissante, ce que les auteurs parviennent, avec beaucoup d’allégresse et d’humour, à réaliser.
En témoignent ces articles, qu’on savoure avec délectation, comme Asperges, Au passage, Eucharistie, Génitif, Oiseaux, Tomate, Zinedine. Autre indiscutable qualité qu’on leur reconnaîtra, une parfaite familiarité avec l’œuvre : Jean-Paul et Raphaël (sacrifions à la mode des prénoms) n’ignorent rien des comportements, des goûts, des manies de Marcel (lisons par exemple l’hilarant article Proustifier ou celui intitulé Parisian Proust Tour qui recense les sept adresses parisiennes du « chemin de croix » proustien).
Ils sont incollables aussi, on s’en doute, sur l’œuvre, ses méandres, ses sous-entendus, ses repentirs, ses significations évidentes ou cachées, et cette infaillibilité en proustisme peut se vérifier au très amusant Questionnaire (c’est le nom d’une entrée) qu’ils imaginent et pour lequel ils obtiendraient, n’en doutons pas, la note maximale de 100 sur 100 (alors qu’au-delà de 80 points on est déclaré « proustien hors concours »).
« La vraie vie, c’est la littérature »
Autre délice délicat offert par ce très personnel et très amoureux dictionnaire, la promenade intertextuelle. En même temps qu’ils lisent et commentent Proust, les deux auteurs lisent et commentent les lectures de Proust ou les lecteurs de Proust. On se reportera aux passionnantes entrées qui ont pour titre : Descartes, Pascal, Sand, Stendhal d’un côté ou Barthes, Céline, Deleuze, Mauriac, Modiano, Rosset (Clément), Swann disparu (en hommage à Georges Perec), Tadié de l’autre.
Quand on se souvient que pour Proust « la vraie vie c’est la littérature », on ne sera pas choqué de voir convoqués par lui, avec déférence ou désinvolture, de multiples confrères dont la prose (peu de poètes parmi eux) vient contredire, irriguer ou stimuler la sienne, et non plus de constater que la force révolutionnaire de son œuvre a pu susciter des imitations, des antipathies ou des dévotions.
Enfin (en symétrie du réquisitoire précédent), rendons hommage au vrai talent d’écrivains dont font preuve Jean-Paul et Raphaël Enthoven qui ont mis un point d’honneur à ne pas visiter Proust sans de somptueux bouquets de fleurs (de rhétorique).
Ceci pour dire que le livre est toujours bien écrit et que de multiples formules sont dignes du maître. Ainsi « Swann est au narrateur ce qu’un prophète est au surhomme dont il annonce la venue » (p. 186) ; ou : « Proust ne sait pas trop ce qu’il veut – mais il fait son possible pour l’obtenir » (p. 444) ; et encore « Chaque page de La Recherche traduit en mots des émotions indicibles » (p. 528).
Talent d’écriture qu’on peut juger voyant et parfois un peu bruyant et qui ne respecte guère l’aphorisme proustien cité (sans référence) page 47 : « L’art véritable n’a que faire de tant de proclamations et s’accomplit dans le silence. »
Yves Stalloni
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• Jean-Paul et Raphaël Enthoven, « Dictionnaire amoureux de Marcel Proust », Plon-Grasset, 2013, 729 p.
• Lire sur ce site : Swann a cent ans, Camus vient de naître, par Yves Stalloni.
• Vidéo – Proust dans les archives de l’INA :
– Un documentaire, réalisé par Gérard Herzog en 1962, dressant le portrait de l’écrivain (1h 27 min).
– La société au temps de Marcel Proust, réalisé en 1971 par Jean-Marc Leuwen et André Burgière (54 min).
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