Le débat manqué
du Salon du livre et de la presse jeunesse
La littérature de jeunesse serait-elle devenue tiède ? Politiquement correcte ? C’est la critique qui s’est imposée lors d’un débat houleux au Salon du livre et de la presse jeunesse vendredi 8 décembre.
Par Marie-Astrid Clair, professeure de lettres (Paris)
L’ambiance était animée dans les allées du Salon du livre de Montreuil cet après-midi du 2 décembre. De très nombreuses classes, du primaire au post-bac, bruissaient et s’y pressaient, et dans les stands certains semblaient fatigués de tant de succès. Un peu à l’écart, à 18 heures, un débat était prévu, au titre provocant : « La littérature de jeunesse est-elle piégée par les bons sentiments ? »
Il était organisé par la section française du P.E.N. Club, qui défend depuis 1921 et dans de nombreux pays la liberté d’expression d’auteurs représentés par les initiales P = Poets, Playwrights ; E = Essayists, Editors ; N= Novelists, Non-fiction authors.
Devant une assemblée d’une quarantaine de personnes, quatre débatteurs ont été présentés : Emmanuelle Beulque, des éditions Sarbacane ; Christian Bruel, éditeur et auteur du tout récent L’Aventure politique du livre de jeunesse (La Fabrique) ; Marine Planche, du Centre national de la littérature pour la jeunesse de la Bibliothèque nationale de France ; et Antoine Spire, écrivain, éditeur et journaliste, président du P.E.N. club.
Emmanuelle Beulque a introduit les échanges en expliquant son travail d’éditrice et en rappelant le positionnement très politique des maisons fondées par Christian Bruel, Le Sourire qui mord et Être. Puis Antoine Spire mit longuement en lumière différents aspects du livre de ce dernier, opérant des simplifications que l’auteur n’aurait sans doute pas faites, comme il le suggéra ensuite.
Cette lecture et une « promenade » dans les allées du salon menèrent Antoine Spire à une conclusion hâtive qui enflamma le débat : après des décennies plus audacieuses peut-être, la littérature jeunesse servirait beaucoup d’« eau tiède » à ses jeunes lecteurs, d’après lui. Levée de boucliers dans l’assemblée, majoritairement composée d’autrices ou de lectrices de littérature jeunesse, qui ont marqué leur désapprobation par des murmures et des visages contrariés.
C’est alors qu’au lieu de donner la parole à ce public qui voulait réagir, l’organisateur du débat interrogea un membre de l’assemblée qui s’avéra être, lui aussi, membre du P.E.N. Club. Jean-Noël Cordier se présenta comme ancien professeur de lettres peu connaisseur, de son propre aveu, de la littérature jeunesse. Pourtant, fort d’une carrière l’ayant mené de la sixième à la classe préparatoire, il fit part de ses réticences face à cette littérature qui, selon ses mots, ne serait jamais du niveau de La Chartreuse de Parme. Nouvelles réactions dans l’assemblée. Quant aux débatteurs, ils semblaient consternés.
Un rôle plus grand pour les lecteurs plus petits ?
À peine s’accorda-t-on à dire qu’il existe dans la littérature jeunesse, comme dans la littérature adulte, des productions commerciales de peu d’intérêt. A contrario, Emmanuelle Beulque mit en avant le délicat Songe à la douceur, de Clémentine Beauvais, qui a remporté de nombreux prix. De nouveau, Jean-Noël Cordier utilisa les mots « eau tiède » pour les appliquer à la littérature jeunesse. Sommé d’en trouver un équivalent en littérature adulte, il cita alors Christine Angot. L’analogie avait de quoi surprendre – tant c’est plutôt la crudité qui caractérise cette autrice –, mais continua de renseigner l’assemblée sur le positionnement idéologique de l’ancien professeur. L’époque des « romans moyenâgeux pour enfants », selon Cécile Boulaire, était sans doute plus agréable à Jean-Noël Cordier, qui a écrit un opus intitulé La Chevalerie, un idéal pour notre temps (C. Lacour). Mais ces romans étaient-ils pour autant plus stimulants ?
Dans le public, Hélène Vignal prit alors la parole. Présidente de la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse, une association de 1400 adhérents défendant les droits des créatrices et créateurs, elle se présenta comme autrice – elle a notamment reçu une Pépite d’or (prix attribué durant le Salon du livre de Montreuil) l’an dernier pour Queen Kong, qui aborde de manière très libre la sexualité d’une jeune fille. Le mot « autrice » déplut à Jean-Luc Cordier qui la corrigea : « Vous êtes auteur. Parlez français. » Hélène Vignal rétorqua qu’elle avait le droit de se désigner comme elle le souhaitait, et sa voisine, Cécile Alix, rappela que ce mot était attesté depuis des siècles.
Dès lors, le débat devint inaudible, et nul ne fut rappelé à l’ordre dans ce combat qui opposa Hélène Vignal aux « vieux mâles blancs » qu’incarnaient pour elle Antoine Spire et Jean-Noël Cordier. L’un fit une allusion à l’âge de l’autrice, et lorsqu’une des invitées mentionna le prix Vendredi remis à Claire Castillon pour Les Longueurs, il fut rappelé que celle-ci avait d’abord écrit pour « la littérature vieillard ».
Difficile dans ce contexte de réfléchir posément aux nombreuses questions qui ne furent qu’esquissées ce soir-là. Elles méritaient pourtant qu’on s’y attarde : la littérature de jeunesse a-t-elle un rôle plus grand à jouer que la littérature adulte parce qu’elle touche de jeunes esprits, en pleine formation ? Doit-on y faire entendre tous les courants de pensée, ou certains peuvent-ils, sans que l’on s’en émeuve, être écartés ? Quelles précautions un auteur adulte doit-il prendre lorsqu’il s’adresse à la jeunesse ?
Comment éveiller les consciences sans les désespérer ?
La loi du 16 juillet 1949 encadrant toutes les publications « destinées aux enfants et aux adolescents » est explicite dans l’article 2 : il ne doit paraître « aucune illustration, aucune chronique, aucune rubrique, aucune insertion présentant sous un jour favorable le banditisme, le mensonge, le vol, la paresse, la lâcheté, la haine, la débauche ou tous actes qualifiés de crimes ou délits de nature à démoraliser l’enfance ou la jeunesse, ou à inspirer ou entretenir des préjugés ethniques ou sexistes. »
L’énumération de vices dont la jeunesse doit être épargnée révèle bien la visée morale de la loi, également convoquée par le verbe « démoraliser » : il s’agit de ne pas détourner la jeunesse de la bonne morale. Ces mots pourraient rappeler ceux de l’abbé Bethléem qui, il y a 100 ans, faisait la liste des Romans à lire et romans à proscrire.
Certes, avec le temps, le sens du verbe « démoraliser » a évolué et pris le sens moins fort de « désespérer ». C’est heureux pour la liberté des auteurs de littérature jeunesse. Mais on peut se demander si cette dernière doit avoir pour mission de ne pas désespérer ses lecteurs. La multiplicité des dystopies dans les livres pour adolescents laisse en effet perplexe, avec des livres d’anticipation qui poussent à regarder avec angoisse le monde actuel tout en suscitant des envies de changement. Le public adolescent est éminemment politique, très sensible aux questions de genre ou de discrimination.
Par ailleurs, la littérature de jeunesse regroupant des âges très différents, quand passe-t-on de bambins dont on voudrait préserver l’innocence à enfants et adolescents dont on veut éveiller la conscience ? À titre d’exemple, deux titres récents de littérature jeunesse abordent la pédophilie. Le Loup est un album illustré signé par Mai Lan Chapiron et Coralie Diere (La Martinière jeunesse). Il évoque de manière très directe les caresses d’un loup dont Miette aimerait se débarrasser mais qui l’embarrasse, car ledit loup fait partie de sa famille. Pour des lecteurs plus âgés, le roman de Claire Castillon, Les Longueurs, nous fait entendre le point de vue d’un enfant sous l’emprise d’un pédophile. À quels enfants proposons-nous, adultes, ces livres et dans quel cadre ? À l’école, à la maison, à la bibliothèque, dans le cadre de soins ? Il est légitime de s’interroger car ces livres risquent d’en désespérer certains, tout en donnant à d’autres la force de résister.
Dans le texte de loi, il ne s’agit pas seulement de faire respecter une morale à l’ancienne, mais aussi de préserver la jeunesse des « préjugés ethniques et sexistes ». Cet article permet donc de concilier des positions a priori opposées, celles des défenseurs d’une morale traditionnelle et celles d’esprits progressistes, soucieux de mener à plus de tolérance et de diversité.
Que sont les bons sentiments ?
La littérature jeunesse est-elle piégée par les bons sentiments ? Tout dépend de ce que l’on entend par « bons sentiments ». Certains se sont rendus à ce débat avec un avis tranché : la littérature de jeunesse était bien piégée par le politiquement correct. La littérature qui vend, pensent ceux-là, conforte les lecteurs et leur procure, à plus ou moins court terme, un sentiment de feel good réconfortant.
Mais on pouvait également se rendre à ce débat plus naïvement, pensant que l’on allait parler de la place de la société moderne dans la littérature de jeunesse. Les albums pour enfants donnent en effet une large place aux familles traditionnelles, papa-maman-enfants, et les héros non blancs y sont peu représentés. Il paraissait donc intéressant de s’interroger : les modèles culturels proposés cherchent-ils à bousculer les représentations ou à donner des modèles auxquels se conformer ? Y a-t-il encore dans les livres pour la jeunesse des tabous, des espaces inexplorés ?
Toutes ces questions ont été posées par Christian Bruel dans son Aventure politique du livre jeunesse. Elles ont été trop peu abordées lors de ce débat à Montreuil, confisqué par des attaques hors de propos. Eau tiède, eau de rose, il faut dire que les attaques visant les écrivaines ne datent pas d’hier, désignant les femmes de lettres comme des « bas bleus » depuis le XVIIe siècle.
Sans qu’elles aient été reposées, deux autres questions sont également apparues en filigrane : quel statut la « grande littérature » consent-elle à accorder à la littérature jeunesse et quelle place l’école doit-elle lui ménager ? Ce débat traverse aussi l’enseignement de lettres et peut aboutir en salle des professeurs à des positionnements très tranchés, opposant lectures patrimoniales à des lectures contemporaines jugées de moindre qualité. Mais l’objectif du professeur de français est-il de construire des lecteurs boulimiques ou des lecteurs pouvant s’appuyer sur une certaine culture littéraire ?
Pour évoquer le post Instagram d’Hélène Vignal, très largement relayé parmi les auteurs et illustrateurs jeunesse et que l’on peut lire sur le compte La charte des auteurs et des illustrateurs, sans nul doute, l’eau tiède peut bouillir. À l’heure des débats brûlants sur la cancel culture et à un moment où il est aisé de s’enflammer pour un propos genré inconvenant, il avait pourtant moyen de débattre posément sur « la ligne de crête entre […] deux exigences : le respect dû à la liberté du créateur, celle que l’on voudrait laisser à l’enfant lecteur », pour reprendre les termes de Marine Planche.
Dans La Revanche de Lili Prune, l’héroïne de Claude Ponti invente « l’eau chaude, l’eau froide, l’eau tiède un peu chaude, l’eau tiède un peu froide ». Les ingrédients utiles à un débat éclairant ?
M.-A. C.