"Le Consul", de Salim Bachi : un visa pour l'éternité
À partir du 17 juin 1940, un diplomate a signé plus de trente mille visas permettant à des réfugiés, des fugitifs, des proscrits de toutes sortes, de passer au Portugal. Cet homme, Aristides de Sousa Mendes (1885-1954), est « l’homme dressé seul face à l’abîme » dont Salim Bachi raconte une partie de l’existence, autour de ce moment fatidique.
En bandeau, l’éditeur a mis « Un juste », et on ne saurait qualifier autrement ce consul à Bordeaux qui, parmi les nombreuses victimes qu’il a sauvées, a signé les visas de dix mille juifs.
Le titre décerné par Yad Vashem lui est revenu à titre posthume, puisque Mendes est mort dans la solitude et la pauvreté, avant que ce qu’il avait fait ne soit connu et mis en lumière. L’exil intérieur qu’il a subi forme la trame des dernières pages du récit sur la forme duquel il convient de revenir.
Désobéir sous Salazar
Salim Bachi emprunte la voix de Mendes pour raconter. Le consul s’adresse à Andrée, sa jeune maîtresse qui attend un enfant de lui. Les premiers mots évoquent Dieu, le péché, une forme de honte. Mendes, marié à Angelina, était croyant et pratiquant, et avait eu quatorze enfants avec cette femme profondément aimée.
Le récit sert à dire adieu au monde, alors qu’il va mourir chez les franciscains, ordre qu’il a choisi pour sa simplicité et son engagement dans la vie des humains. Il dit aussi s’être désagrégé :
« L’amour de Dieu vous détruit pour mieux vous laver de toute impureté. Nous sommes un amas de désirs, de folies, d’atomes qu’il faut brûler pour accéder à la véritable foi, au véritable amour. C’est ce que j’ai accompli en désobéissant, toutes ces vies sauvées. »
La désobéissance, pour un haut fonctionnaire, cela consiste à ne pas appliquer la circulaire 14 qui « proscrivait la délivrance de visas aux étrangers à la nationalité indéfinie ». Mendes savait quel risque il courait à ne pas respecter cette circulaire, dans l’État portugais de Salazar.
Il a perdu son emploi, toutes ses ressources, a vu partir ses derniers amis avant que sa femme ne meure en 1948 et qu’à son tour il disparaisse dans une forme de néant.
Aristides de Sousa Mendes, consul à Bordeaux en 1940
Mais avant d’en arriver là, il avait connu des postes pleins d’avantages, comme celui de Bruges. Il avait œuvré comme médiateur entre l’Allemagne et l’Angleterre lors d’une crise à Zanzibar en 1914. Il était plutôt en faveur à Lisbonne, avait été reçu par le Premier Ministre avant que son frère jumeau, César, ne l’éclaire sur ce dictateur habile et craintif.
Salazar craignait les foudres d’Hitler et de Mussolini, voulait préserver son pays d’une guerre et jouait de sa neutralité de façon ambiguë. La position de Mendes devient radicale : « Salazar, je le haïssais comme on peut haïr la médiocrité qui se donne en exemple, le turpide sanctifié par ses proches, hommes sans honneur, prévaricateurs vivant aux dépens de leur peuple, cette masse analphabète à peine sortie d’un Moyen Âge que nous avions bâti de nos mains. »
Mais on ne dira pas quel pays était le plus hostile à cette délivrance de visas par le consul portugais. Laissons la surprise au lecteur…
Arrivé à Bordeaux en pleine débâcle des armées françaises, Mendes comprend assez vite quelle est la condition des réfugiés qui errent en nombre sur les quais de la Garonne, dans l’espoir d’une ouverture vers le sud de l’Europe. Pendant trois jours, Mendes s’enferme dans sa chambre et dort. Nul ne peut le déranger. Le 17, il commence à signer les visas, aidé en cela par son secrétaire José Seabra, accompagné par le rabbin Krüger, venu de l’Est de l’Europe et promis au pire ainsi que ses six enfants.
Les bureaux de Toulouse et Bayonne procéderont de même, dans une sorte de frénésie qui affole tout le monde, et qui réveille surtout les ennemis de Mendes à Lisbonne. On ferme des frontières ; il trouve un dernier passage. Cette ultime porte se ferme ? Il donne un passeport portugais à une famille qui trouvera là un sauf-conduit pendant toute l’Occupation. Les Allemands ne peuvent arrêter des citoyens d’un État neutre…
L’histoire d’un homme devenu “perméable à toute la souffrance du monde”
Le Consul est l’histoire d’un homme devenu « perméable à toute la souffrance du monde » qui se rebelle contre la loi aveugle, et s’en trouve transformé. Il n’est pas devenu un « homme machine » comme tous ces autres que l’on fabrique depuis la grande boucherie de 14, monstre qui le broierait dans ses « bras métalliques », dès le retour au Portugal. Mendes a sans doute agi en homme de foi, en catholique authentique, et on ne peut s’empêcher de penser à Bernanos tel que Lydie Salvayre l’évoque dans Pas pleurer. À ceci près que l’écrivain français est un homme en colère, ce qui ne semble pas le cas de Mendes dont les sentiments semblent plus retenus. Ses actes le transforment, lui rendent une jeunesse perdue depuis longtemps, une jeunesse qui le rend semblable à des héros comme Roland, Quichotte ou Achille et Ulysse.
La beauté de ce récit tient aussi à cet arrière-plan qui paraît forger le personnage, lui donner du relief. Le consul Mendes incarne un monde dans lequel les valeurs héroïques ne sont pas vaines. Il regrette qu’aucun Churchill ne se pose contre l’ennemi nazi, qu’il a déjà vu à l’œuvre dans un précédent poste, dont il sait la puissance de haine.
Il a vu et aimé Tristan et Isolde et le personnage représenté par Wagner incarne des valeurs que de façon plus modeste il veut illustrer. Mais l’on passerait à côté de l’essentiel si l’on ne disait rien de l’écriture de Salim Bachi, capable de rendre la lumière comme l’ombre, de décrire l’obscure campagne portugaise silencieuse, étouffée, dont Mendes est originaire, et le chaos des jours de juin, avec ses foules de réfugiés se heurtant aux murs de l’Europe.
Cela prend une curieuse résonance, dans notre Europe, face aux périls qui sont devant ou autour de nous. Des Mendes deviennent plus rares encore. Les hommes machines sont plus exercés que jamais à obscurcir les horizons.
Norbert Czarny
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• Salim Bachi, “Le Consul”, Gallimard , 2014, 190 p.
• La fondation Sousa Mendes.
• La demande de visa de Salvador Dali, réfugié à Bordeaux, conservée par les archives départementales de la Gironde.
• “Pas pleurer”, de Lydie Salvayre, par Norbert Czarny.
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