« Le Cauchemar », de Hans Fallada
HISTOIRE / ROMAN. Il le confesse d’emblée, dans un court prologue, Hans Fallada (1893-1947) « n’est aucunement satisfait de ce qu’il a écrit » dans Le Cauchemar, un roman posthume publié en 1947 et disponible dans une nouvelle traduction (Laurence Courtois), fidèle à la rugosité du réalisme falladien. D’ailleurs, est-ce encore un roman, fait mine de s’interroger celui que la critique outre-Rhin associe volontiers à la Trümmerliteratur (la littérature dite « des décombres », comme on parle de Trümmerfilme, un sous-genre cinématographique allemand illustré notamment par Les assassins sont parmi nous de Wolfgang Staudte, 1946).
Délabrement moral
Non que le projet fictionnel ait échoué – Le Cauchemar est une « création de l’imaginaire » en dehors de laquelle les personnages ne sauraient exister, précise Fallada –, mais le « document humain » dont le livre témoigne a résisté à ce point aux effets cosmétiques du romanesque que l’auteur s’agace de n’en plus guère percevoir que sa triste figure. On l’en excuse amplement, tant cette « histoire médicale », dressant le bilan de santé mentale ou l’état d’abattement dans lequel la population allemande sombra au cours des mois de l’immédiat après-guerre, « d’avril 1945 jusqu’à l’été suivant », nous passionne.
L’auteur de Seul dans Berlin (posthume également, 1947) n’est pas homme à se mentir, ni à abuser de la crédulité de son lecteur ; il ne tait rien de la répugnance que cette « paralysie », y compris la sienne propre, lui inspire. Il assène sans détour : « Ce ne fut pas réjouissant d’écrire ce roman. » Il aurait voulu y « apporter plus de légèreté et de gaieté » ; il aurait souhaité « décrire, à côté des défaites, des maladies, du découragement – à côté de tous ces effets secondaires inévitables que la fin de cette terrible guerre a apportés à chaque Allemand –, […] des moments de sursaut. Des actes nobles et courageux, des heures pleines d’espoir – cela ne lui fut pas donné. » Ou presque…
Traumatisme
Fin avril 1945. Peu avant que l’Armée rouge n’entre dans la ville de Prenzlau (nord de Berlin) où il s’est réfugié avec sa jeune épouse Alma, l’écrivain berlinois Herr Doll rêve qu’il gît au fond d’un cratère de bombe. À ses côtés, sa famille, le peuple allemand, et tous les autres peuples d’Europe, « souillés et sans défense ». Le cauchemar le « réveille » : il a force d’injonction. Il faut sortir de là. Première bonne nouvelle depuis longtemps, la SS a pris la fuite. Prenzlau est libérée sans combat.
Sitôt dans la place, les Russes installent Doll au poste de maire. Tout est à reconstruire. La tâche est colossale. Et délicate. Doll se retrouve vite coincé entre la méfiance des Russes et la haine de ses administrés. L’homme tombe malade, et décide de rentrer à Berlin avec sa femme où ils y ont leur appartement. Ou avaient leur appartement, car, faute de logements dans la capitale dévastée, les services sociaux y ont placé une jeune comédienne. Doll et Alma trouvent alors refuge chez la concierge de l’immeuble, avant de s’enfoncer dans le découragement et le mol abandon des piqûres de morphine…
Apathie à Berlin
Partagé en deux parties distinctes (« La chute » et « La convalescence »), Le Cauchemar est nourri de l’expérience de son auteur, qui a lui-même connu la dépendance à la morphine et les cures en sanatorium. Elle revêt ici une valeur à la fois physique et morale, hissée à hauteur allégorique de l’inconscient collectif allemand. Celui désignant une population abattue, malade, intoxiquée par plus de douze années de nazisme, de destructions, de guerre. Jamais, Fallada, qui tranche parfois d’une plume acérée, ne l’accable, ni ne la plaint. Il cherche plutôt à comprendre la nature dépressive du mal qui la frappe, et dans lequel elle s’enferme.
Son regard, tourné vers l’intérieur, interroge l’atonie psychique du moment d’après, l’état de stupeur post-traumatique qui précède l’examen de conscience, les remords, la culpabilité. Le long cheminement que son héros entreprend dans les rues de Berlin en ruines s’apparente à une quête de sens, jalonnée de rencontres qui sont autant d’espoirs de vie déçus que de propositions à se réinventer. Comme ses compatriotes, Doll n’a plus foi en lui, ni en son art. Il se sent vidé, à bout, inutile, spolié de son bien littéraire par le « Reich millénaire ».
Comment écrire désormais ? Doll (double de Fallada) professe l’urgence d’une autre littérature, d’un autre style, d’une autre langue, d’un renouvellement de la forme et du fond. Le peut-il encore, lui, « l’homme d’avant » ? Et puis que dire ? Comment ? Doll doit pourtant se remettre à l’écriture. D’autres croient encore en lui, le soutiennent moralement et financièrement. Écrivains, amis, éditeurs… Les mots – ses mots – doivent pouvoir renaître, le prolonger, exprimer sa douleur, et porter en eux la mémoire de la « souffrance », des « larmes » et du « sang » des peuples.
Renaître sous les ruines
À mesure que Le Cauchemar s’écrit, des images de cinéma surgissent inévitablement en surimpression des pages en noir et blanc. Des plans des films de Roberto Rossellini (Allemagne année zéro, 1948), de Jacques Tourneur (Berlin Express, 1948) ou de Billy Wilder (La Scandaleuse de Berlin, 1948) en composent les décors. Comme ces fictions au relief documentaire, Le Cauchemar se lit à la manière d’un précieux journal « exploratoire » du présent d’alors. Le labyrinthe des décombres est un piège d’où chacun envisage à peine de s’extirper. Comme la ville, l’âme des survivants pathétiques est en ruines. Berlin est leur miroir, qui offre à leurs yeux fatigués un visage de douleur et d’expiation.
La ville-martyre, personnage à part entière du récit, se souvient qu’entre 1941 et 1945, plus de 300 raids alliés lui ont ouvert le ventre. Dès septembre 1941, sa Potsdamerplatz et son Tiergarten étaient dévastés. Fin 1943, l’Alexanderplatz était détruite à son tour. En mars 1945, de violents combats de rues succédèrent aux raids aériens. Enfin, sur les quelque 150 000 habitations de son centre-ville, seules 20 000 restèrent débout ; 100 000 furent lourdement endommagées et plus de 30 000 rasées.
Une année et demie durant, la vie des hommes hésite, peine à s’extraire des millions de tonnes de gravats qui recouvrent l’espérance des jours et des nuits à venir. Des nuits sans cauchemar… Le parcours de Doll et sa femme à travers la ville exsangue épouse la trajectoire d’une déréliction, d’un cheminement moral qui conduit à un pénible renouveau. L’amour sera leur fil d’Ariane. Douloureux, pathétique, déchirant. Lumineux.
Philippe Leclercq
• Hans Fallada, « Le Cauchemar » (traduit de l’allemand par Laurence Courtois), Éditions Denoël, « Denoël & d’ailleurs », 2020, 310 p.