« Le Capital au XXIe siècle », de Justin Pemberton et Thomas Piketty
Est-il possible d’adapter au cinéma un ouvrage de science économique et politique comme le best-seller de Thomas Piketty (Seuil, 2013)1 ? C’est le pari que l’auteur du livre a fait avec Justin Pemberton pour ce documentaire qui entend retracer avec précision l’histoire du capital afin de mettre en perspective son évolution au XXIe siècle.
Des inégalités croissantes
Le film s’ouvre sur l’effondrement du système soviétique qui, en accroissant la misère et la répression, a renforcé le capital. La thèse centrale de Piketty est que son extrême concentration actuelle rappelle les niveaux d’inégalité constatés en Europe et aux États-Unis aux XVIIIe et XIXe siècles, et que nous risquons de revenir à un monde où la classe moyenne soit pratiquement rayée de la carte – en s’appauvrissant presque autant que les plus démunis –, tandis que les plus hauts patrimoines se concentrent de plus en plus entre les mains de quelques privilégiés qui, pour la plupart, ne se sentent pas obligés de payer des impôts et accèdent de surcroît au pouvoir politique.
On croyait pourtant que, dans les sociétés capitalistes, chaque nouvelle génération voyait sa situation s’améliorer naturellement. Piketty aboutit à la conclusion inverse : en l’absence d’une guerre ou d’une transformation majeure de la société et de l’économie, non seulement la situation ne s’améliore pas, mais les inégalités sont susceptibles de s’accroître car le capital, lui, a une tendance naturelle à la concentration par le phénomène de l’héritage qui joue toujours le même rôle que sous l’Ancien Régime. On aurait pu croire que la Révolution changerait tout, mais c’est une vision naïve, car les grands principes n’ont été appuyés sur aucune institution sociale ou politique, et ont laissé le capital se développer sans frein.
Les privilèges vus par les écrivains
Jane Austen ou Balzac – très cités par Piketty – traitent beaucoup cette question des privilèges et ont été les premiers, avec Dickens, à découvrir au public l’âpre réalité de la vie au XIXe siècle en Europe ; on continue à être frappé par leur actualité, même si l’on sait que la réalité qu’ils décrivent est romanesque, c’est-à-dire déformée et mythifiée par l’imagination, les fantasmes, les problèmes personnels. Le discours de Vautrin à Rastignac par exemple, dont Piketty souligne dans son livre « l’exactitude des chiffres et du tableau social qu’il dessine » peut aussi être interprété comme emblématique de la morale du surhomme, porteur satanique du signe de Caïn.
En adoptant une vision à long terme, transversale et en balayant quatre cents ans d’Histoire, Justin Pemberton et Thomas Piketty évoquent ces romanciers à travers certaines séquences des films qui les ont adaptés, mais aussi par le biais de la pop culture – bande dessinée, dessins animés, etc. – nourrie de la lutte entre richesse et pauvreté (tel le musical Les Misérables, de Tom Hooper), et de la constatation de l’injustice sociale.
« Greed is good »
Par ailleurs, de grands spécialistes américains, asiatiques, européens expliquent comment la consommation a donné aux classes moyennes l’illusion de s’élever. Ils montrent que des phénomènes comme la mode ou la célébration de Noël ont été des incitations à dépenser, dont le but, avant tout économique, était de donner à ces mêmes classes moyennes un accès illusoire au pouvoir d’achat. Au XIXe siècle, Guizot disait : « Enrichissez-vous… » ; dans Wall Street, d’Oliver Stone, Michael Douglas, qui interprète le fameux investisseur Gordon Gekko, martèle : « Greed is good », citant ainsi le légendaire Greed, (Les Rapaces, 1924) d’Erich von Stroheim.
Le résultat a été la grande crise des subprimes, déclenchée par des prêts inconsidérés à des emprunteurs insolvables, crise qui a encore bénéficié aux grandes banques et paupérisé pour longtemps la classe moyenne.
Didactique avec talent, mêlant à bon escient images, interviews et séquences cinématographiques, ce documentaire à l’américaine est intéressant. Ses images sont belles et frappantes. Ses idées indiscutables. La séquence du jeu de Monopoly démontre de façon claire le phénomène psychologique qui fait qu’un joueur gagnant n’attribue pas ses gains au hasard mais à son propre mérite, ce qui modifie immédiatement son comportement et le fait se sentir supérieur à ses partenaires.
Piketty préconise un impôt progressif sur le capital afin de remédier à la concentration du pouvoir, et préconise une participation plus large aux bénéfices qui éviterait, selon lui, la montée des inégalités. Sans quoi la force de travail de l’humain risque de se dévaluer comme l’a fait celle du cheval. À condition de prendre la mesure de cet enjeu anthropologique, intellectuel et moral, l’auteur de ce nouveau Capital, tout en avouant sa peur du XXIe siècle, reste optimiste.
Anne-Marie Baron
1Ouvrage analysé par Hervé Plagnol dans le Courrier Balzacien n° 29 de juillet 2014.
• « Le Capital au XXIe siècle », de Justin Pemberton et Thomas Piketty, par Philippe Leclercq