"Le Brady, cinéma des damnés", de Jacques Thorens
Dans le quartier des damnés
En page de garde du livre, un ticket de cinéma à deux francs à l’enseigne du Brady.
Quiconque a marché sur le boulevard de Strasbourg, dans les années 1970 ou peu après, n’a pu manquer la façade de ce cinéma pas comme les autres : les peintures naïves et horrifiques qui encadraient le hall d’entrée rappelaient un Paris qui n’existe désormais plus du tout.
Le Brady, cinéma des damnés permet de le retrouver.
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Le charme du Brady de Jean-Pierre Mocky
Jacques Thorens a été le projectionniste du cinéma à partir de 2002. Il a trouvé sans peine cet emploi dans une salle singulière, en un temps où le cinéma changeait. Le Brady était encore un cinéma permanent : on pouvait y entrer et en sortir à son gré, au milieu d’un film. Le cinéma ne comptait qu’une salle, puis deux, mais toutes deux petites. Rien à voir avec les « multisalles » et autres « complexes » qui font du spectacle une industrie absolue, sans le moindre charme.
Le moins qu’on puisse dire est que Le Brady a son charme… Tout est dans le sens qu’on accorde à ce mot.
L’auteur raconte Le Brady sous forme de vignettes, de courts chapitres qui décrivent la salle, son public, ses habitués, son personnel : Gérard est le programmateur, Christian le projectionniste, en alternance avec Thorens. Le propriétaire, c’est Jean-Pierre Mocky.
« Un Robinson Crusoé au milieu de la production française », écrit de lui Olivier Assayas. Mocky mégalomane qui annonce un film avec Karl Lagerfeld, Mgr Gaillot et Jacques Chirac ! Mocky mythomane, qui aurait connu Pasqua vendeur de glaces sur la plage de Nice, quand lui-même faisait le rabatteur pour une prostituée de luxe. Mocky pingre, qui tarde à payer ses acteurs.
Dominique Zardi, l’une de ses « tronches » préférées, raconte qu’il doublait toutes les voix pour faire des économies. On n’en finirait pas d’évoquer cette figure unique et les chapitres que lui consacre Thorens donnent à entendre sa voix, à distinguer sa silhouette : un vrai régal.
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Un récit entre sourire et tristesse
Mais tout est régal dans cette histoire du Brady, à la fois drôle et sinistre. « Ce cinéma était protégé par une divinité, ange ou démon, qui a décidé que tout sérieux sera ridiculisé, tout drame sera empreint de comique », écrit Jacques Thorens, et ce mélange des genres et des tons fait la matière de son récit entre sourire et tristesse.
Le Brady est en effet le dernier abri de sans-abri, de solitaires, d’égarés. Pour quelques euros, on peut y passer la journée et faire comme si c’était la nuit. Bien des clochards viennent y dormir, beaucoup y mangent et boivent. Les employés sont là, vers minuit, pour leur montrer la sortie.
Ces errants que diverses lois ont traqués pendant les années 2000, à l’époque où un candidat avait installé son siège de campagne à quelques centaines de mètres, rue du Faubourg-Saint-Martin, avant de devenir le Président que l’on sait, ces marginaux sont l’image d’un quartier qui change, désormais.
De même que change le cinéma, passé au numérique : on ne risque pas de se trouver avec une « perruque » quand la pellicule tombe et se déroule. Et couper des morceaux de films pour en faire des cassettes vidéo est devenu (hélas ?) impossible.
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Le symbole d’un quartier populaire en voie de disparition
Le métro Château d’Eau est le point de rencontre des sapeurs africains, le siège de très nombreux salons de coiffure pour lesquels travaillent de discrets rabatteurs (activité dangereuse, interdite et réprimée) et que possèdent de riches « démarreurs » roulant en 4 x 4, des prostituées chinoises qui font des rabais en fin de journée pour s’éviter les reproches de proxénètes discrets, des prostituées bulgares, moins bien traitées encore par leurs souteneurs qu’on peine à traquer et punir, quelques dames d’un âge certain qui entrent parfois au Brady pour s’y reposer ou travailler.
Les Chinois ont laissé les cheveux et perruques aux Africains pour vendre de faux ongles. Dans le passage Brady voisin, on rase, ou mange pakistanais ou indien, pour quelques euros.
Le Brady est le symbole d’un quartier populaire pour peu de temps encore, puisque les bars chics s’établissent non loin de là, rue du Faubourg-Saint-Denis, chassant les derniers vestiges et surtout les derniers vieux commerces.
Le comble a été atteint avec le film de Christophe Honoré, Les Chansons d’amour : on y voit Ludivine Sagnier et Louis Garrel faire la queue devant Le Brady. Pure science-fiction : en vérité, ils n’auraient pas passé le hall.
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Une salle historique
Le Brady n’est pas qu’un refuge : c’est une salle historique, l’une des dernières de Paris. À quelques pas de là, le Scala a disparu, après avoir été un cinéma d’exclusivité, comme le Helder ou le Vivienne, puis une salle de porno. Le Midi-Minuit, salle vouée au fantastique puis au cinéma érotique ou X, est devenue un bazar. L’Agora, le Styx, le Mexico ou le Phoenix sont des noms oubliés.
Non loin de là, sur les boulevards, plus rien ou presque : du cinéma de consommation courante avec pop-corn ; là même où Thorens poursuit sa vie professionnelle. On ne s’y apostrophe pas avec autant de verve qu’au Brady, où l’entrée de Dracula suscitait des « À la soupe ! » et autres quolibets.
Il faut dire qu’après avoir été spécialisé dans les seuls genres de l’horreur et du fantastique, le Brady a élargi sa palette. Ce qu’on y voyait était improbable : des westerns tournés en Grèce, comme Quand les colts sonnent le glas, des succédanés de kung-fu, comme Bruce Lee fait la java à Bornéo ou Bruce Lee contre Supermen, avec un certain Bruce Li, des films de « nazisploitation » comme Ilsa, la louve des SS, mélange entre le WIP (Women In Prison), et la suite improbable du Portier de nuit de Liliana Cavani.
Zombie Holocaust fait partie de ces films mythiques que seul le Brady pouvait proposer. On n’est pas tenu de le voir…
On rêve en revanche de voir la version des Trois Mousquetaires tournée avec des acteurs de quinzième zone et un réalisateur italien en République tchèque.
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« Andiamo ! »
Mais ce livre est empreint d’une grande tendresse envers les humbles, les originaux, les fragiles, les gens à part. Django, l’ancien d’Algérie qui fait le « biffin » dans le XVIe arrondissement et dégotte de vieux magnétoscopes, Bouboule, « épais de partout », Abdel, le pickpocket plus souvent qu’à son tour au poste, et puis ces vieux chibanis qui fréquentent les improbables toilettes du cinéma.
Tout en eux est « excessif » et l’auteur en parle à ses connaissances : « arabe, homo, vieux, ouvrier, patibulaire, c’est plus qu’ils ne peuvent supporter réunis ensemble ».
On imagine le film que Mocky pourrait tirer de ce livre, lui qui aime les sujets et déteste les films inutiles, « sur les trentenaires et les quarantenaires qui se demandent ce qu’ils vont devenir ».
Il a là tout ce qu’il faut, et, pour le dire comme la patronne de bordel italien qu’il évoque avec son « Moteur ! » colérique : « Andiamo ! »
Norbert Czarny
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• Jacques Thorens, « Le Brady, cinéma des damnés », Verticales, 2015, 354 p.
• France Culture : Rencontre avec Jacques Thorens.
• Quelques photos du cinéma Le Brady sur le site Projectionniste.net.
• La page Facebook du Brady, Cinéma, Théâtre.
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