L’art du kintsugi
Dans Un singe à ma fenêtre, Olivia Rosenthal part au Japon enquêter sur les témoins et victimes d’un attentat au gaz sarin qui a frappé le pays du Levant en 1995. C’est pour elle un cheminement vers un chagrin enfoui qui remonte et se révèle à son retour.
Par Norbert Czarny, critique littéraire
Dans Un singe à ma fenêtre, Olivia Rosenthal part au Japon enquêter sur les témoins et victimes d’un attentat au gaz sarin qui a frappé le pays du Levant en 1995. C’est pour elle un cheminement vers un chagrin enfoui qui remonte et se révèle à son retour.
Par Norbert Czarny, critique littéraire
La rentrée littéraire abonde en romans. Chacun propose sa part de rêve, de divertissement ou d’information. On distribue des prix, à juste titre ou parce qu’ainsi le veut le commerce. Et puis un livre emporte, secoue, brise la mer gelée qu’évoquait Kafka. Ce livre, on a envie de le partager, il donne à penser et souvent à discuter. Il nous regarde. Un singe à ma fenêtre est de ces livres. À la croisée des genres : autobiographique d’abord, puisqu’Olivia Rosenthal y traite d’événements vécus ; poétique dans sa forme, quand le vers libre donne sa scansion ; documentaire, comme son roman On n’est pas là pour disparaître, évoquant la maladie d’Alzheimer, ou Que font les rennes après Noël, qui interroge la condition animale. Mais Olivia Rosenthal ne traite pas d’un « sujet », elle n’écrit pas « sur » l’attentat au gaz sarin qui a terrorisé le Japon en 1995 ni « sur » le Japon. Le voyage qu’elle accomplit dans ce pays en 2018 est censé répondre à des questions qu’elle se pose, qu’elle pose à des témoins proches ou distants de l’événement, au lecteur dans certains chapitres et à elle-même aussi. Olivia Rosenthal enquête, et cela rend ses livres vivants, surprenants, toujours intéressants.
Elle raconte sa démarche en une longue phrase, partie d’un long paragraphe sans passage à la ligne, savante élaboration du trajet qu’elle doit accomplir. Il s’achève ainsi : « […] et dès l’instant où l’on pose le pied sur le sol japonais, tout se dérobe ». Le dépaysement que nous devinons, lié à la langue, à l’absence de repères sous la chaleur humide qui peut régner en août, aux règles qui régissent une société « calme » (en apparence) est accentué par des perceptions limitées : les vitres fumées du van qui la conduit vers Kyoto, à moitié éveillée en raison du décalage horaire, supprime les couleurs, un mur antibruit empêche que la rumeur urbaine passe, l’autoroute n’est qu’un long ruban sans le moindre tag ou affichage. Quand elle arrive dans le logement qui lui est loué, la baie vitrée ne donne sur aucune vue. Le Japon qu’elle voit et éprouve est un pays étrange. Elle découvre une scolopendre sur un mur ; le gardien la prévient contre l’immense insecte dont les morsures seraient mortelles. Plus tard, de nuit, entendant les « barrissements » produits par la porte de l’ascenseur, elle s’aperçoit qu’une femme est bloquée à l’intérieur sans que personne ne s’en étonne ou s’en plaigne, pas même la victime.
Retourner où l’on n’a jamais été
L’usage des mots décontenance. L’attentat qui a fait de nombreux morts et blessés est dans ce récit un « incident », au pire un « événement ». Plus loin, elle évoque des médecins criminels qui ont utilisé des prisonniers chinois comme des cobayes, en Mandchourie. Ces assassins ont été jugés, mais plus qu’innocentés, on leur a « pardonné ». Ce dernier verbe a de quoi surprendre pour la narratrice qui a travaillé sur le génocide rwandais à Kigali, et pour qui s’interroger sur un gaz n’est pas anodin. Il surprend ce très beau passage sur une femme née au Japon et dont les parents ont vécu en Mandchourie en ces années 1937-1938. Est-elle allée en Mandchourie ? Elle dit y être retournée sans n’y avoir jamais été. Le développement qui explique comment est passionnant.
Chaque rencontre avec les témoins espérés recèle sa surprise. Olivia Rosenthal a obtenu une bourse pour écouter celles et ceux qui ont connu cet attentat. Parfois, ils viennent seuls pour lui parler, parfois ils sont accompagnés, sans que l’on sache vraiment qui parle et pourquoi. À chaque fois, elle apprend. Son récit prend un tour amusant quand elle se retrouve dans un restaurant avec trois anciens militaires et que le saké circule. L’ivresse lui facilite quelque peu la tâche. C’est également le cas quand elle entre dans l’un de ces bars tenus par une « mama-san ». Des hommes viennent après le travail, racontent à la mama-san ce que jamais ils ne diraient à leur épouse. L’alcool y aide. De tels bars traversent les films d’Ozu ; ils poussent une société corsetée, hostiles aux marginalités, à la diversité (et d’abord aux femmes !) à sortir de son cadre. Quitte à exploser.
Le fait que cette société soit majoritairement constituée de vieux, l’exclusion de toute marginalité, l’absence de dissonance, de même que les crimes commis par des adolescents ou les suicides, mettent le pays en péril. Ce que confient à la narratrice certains de ses interlocuteurs : l’attentat de 1995 annonçait la fin du Japon. La fuite de la centrale à Fukushima a confirmé ce qui était déjà en germe avec Hiroshima. Pessimisme ? Fatalisme ? Lucidité ? L’analyse d’Olivia Rosenthal n’a rien de politique ou d’historique. Au fil des pages, des micro-événements, des incidents et des rencontres, l’incipit du livre prend tout son sens : « Parfois on se trompe, on croit chercher quelque chose qu’on peut nommer très explicitement, mais on cherche autre chose sans le savoir, avec une détermination et un aveuglement inexplicables ».
Les battements de son cœur disparus
La tristesse qui la traverse depuis très longtemps, et que redouble le fait d’être loin de chez elle, presqu’en exil, est comme un fil tendu d’un bout à l’autre du livre. Olivia Rosenthal tait un chagrin ancien qui ne remonte qu’à travers le brusque surgissement des larmes, comme dans l’île de Teshima où Christian Boltanski a enregistré les battements de son cœur. Mais l’enregistrement a disparu, ce qu’elle ressent comme un tremblement de terre.
La mort de son père, après son retour du Japon, lui rappelle qu’elle est désormais seule, sans sœur ni parent. Comment vivre alors ? Elle ouvrait des pistes dans Mécanisme de survie en milieu hostile (2014). Dans Un singe à ma fenêtre, les réponses sont comprises dans ses questions ou dans les mots des témoins qu’elle rencontre. Beaucoup d’entre eux ont provisoirement quitté le Japon, avant d’y revenir pour plus ou moins longtemps. La plupart racontent une histoire de ce pays si lisse, enfouie, interdite, car brutale.
Le retour à Paris semble autant désorienter l’écrivaine que son départ pour Kyoto. Là-bas, elle a appris à ralentir, à mettre son pas dans celui des gens âgés, elle a pris le temps d’accepter les « imperfections du réel » : « J’essayais de me rassurer en alléguant l’art japonais du kintsugi qui consiste à réparer avec de l’or les porcelaines ébréchées ou brisées, je me disais que je voulais montrer cet or-là, qui magnifie les restes et les débris mais je savais bien que je me racontais de petites légendes pour surnager ».
Mais c’est lors d’un travail avec une chorégraphe appelée Madeleine que se dénouent les nœuds en elle, que ce qu’elle cherchait à comprendre en partant si loin apparaît. Tout part de l’histoire de Gabriel, dont la sœur a disparu trente ans auparavant et qui se livre à une danse de singe japonais, « lutin fou et gai à la fois ». Il peut enfin raconter. L’autrice y voit un chemin, « un certain art d’être léger » que la littérature permet, avec « ses propositions incertaines et interprétations jamais stabilisées ».
Quant au singe du titre, qui montre sa face à de nombreuses reprises, il cesse rarement de faire signe.
N. C.
Olivia Rosenthal, Un singe à ma fenêtre. Verticales, 176 p., 17 euros