L’Agrafe, de Maryline Desbiolles :
danser faute de courir

Dans son dernier roman, qui vient d'obtenir le prix littéraire Le Monde, l’écrivaine raconte le drame qui frappe Emma, fille de garagiste d’un village de l’arrière-pays niçois, qui se fait gravement blesser par un chien à la jambe et ne pourra plus courir. En cherchant un nouvel élan, elle découvre l’histoire d’exilés, des parcours chers à la romancière.
Par Norbert Czarny, critique littéraire

Dans son dernier roman, qui vient d’obtenir le prix littéraire Le Monde, l’écrivaine raconte le drame qui frappe Emma, fille de garagiste d’un village de l’arrière-pays niçois, qui se fait gravement blesser par un chien à la jambe et ne pourra plus courir. En cherchant un nouvel élan, elle découvre l’histoire d’exilés, des parcours chers à la romancière.

Par Norbert Czarny, critique littéraire

Elles courent, elles aiment la liberté, elles vont jusqu’au bout de leur chemin. Ainsi pourrait-on qualifier les héroïnes des romans écrits par Maryline Desbiolles. « On ne voit qu’elle », est la première phrase de L’Agrafe, qui paraît cette fin d’été. « Toujours on l’a connue qui courait », lit-on plus loin. Emma Fulconis court. Non pour une compétition, même si Francine, sa mère, l’a inscrite à un club d’athlétisme, mais « absolument ». Son cadre est familier aux lecteurs d’Anchise (Seuil, 1999), du Petit col des loups (Seuil, 2001) ou de Dans la route (Seuil, 2012). L’histoire se passe dans l’arrière-pays niçois, du côté de la Roya et de Tende. Cette fois-ci, à l’Escarène, village dont le nom signifie arête, échelle. Pour y arriver, il faut grimper les lacets. Plus haut, c’est le Piémont, la terre de la romancière comme Manosque est celle de Giono ou les Langhe celle de Pavese. Ces points communs entre les trois écrivains ne sont pas anodins : leur œuvre profite d’un ancrage et se lit comme une exploration des paysages, et la découverte de celles et ceux qui les habitent.

Monsieur Jemelanguis 

Emma Fulconis est la descendante d’un certain « Lalin », rebelle. Il a été tué par les soldats de Bonaparte parce qu’il défendait l’indépendance du comté de Nice. Le père d’Emma est garagiste, mécanicien à l’oreille sûre. Stéphane Goiran, un ami de la jeune fille, qui a été son apprenti, le surnomme « Monsieur Jemelanguis ». Il n’est heureux que travaillant, écoutant le moteur des bolides lancés dans les rallyes. Son « Je me languis » résonne aussi souvent que le « Je prends sur moi » de Francine.

À ce trio familial s’ajoute Jean-Pierre, alias J.-P., frère de Francine. Et Patrick Goiran, le père de Stéphane, surnommé le père Goiran depuis qu’il a perdu de sa superbe en même temps que son emploi : « beau, dandy, arrogant ». Ces trois adjectifs résumaient Goiran, meilleur ami de J.-P., avec qui il échangeait les disques de Franck Zappa, comme Emma et Stéphane partagent leur musique.

Emma se rend un jour chez les Goiran, à l’invitation de Stéphane. Elle est soudain attaquée par le molosse du père. « Mon chien n’aime pas les Arabes » lance ce dernier. L’agrafe de la jeune fille, cet os parallèle au tibia, nommé péroné dans la nomenclature ancienne, est broyée. Elle ne pourra plus courir.

Ce qu’elle savait sans se le dire explicitement, Jean-Pierre le lui raconte, comme il lui révèle son vrai prénom, Akim. Sa sœur Francine et lui sont arrivés en France en 1963, avec les harkis. Son père, un « maboul », une « force de la nature », « hors de lui » plutôt que « zélé », entretenait les forêts du sud de la France. Il connaissait par cœur cet espace fragile, toujours menacé d’incendie, savait tous les gestes à accomplir. Les siens et lui n’en étaient pas reconnus pour autant. Le Larzac, Rivesaltes, le plateau de la Bouillide près de Valbonne, ce sont tous ces « hameaux de forestage » et camps d’internement dans lesquels sont passés les fugitifs de l’Allemagne nazie, juifs et autres, les Républicains espagnols, les Tsiganes, des Guinéens, des Vietnamiens. On a un jour « déposé » ces hameaux, euphémisme pour dire « détruire ». Un mémorial du camp de l’Escarène rend hommage à ces harkis, victimes parmi beaucoup d’autres d’une guerre qui n’en finit pas. En ces années 1960 méfiantes, des gamins volent du raisin dans un jardin, une fillette du camp est accusée, humiliée. Aujourd’hui, à l’Escarène, une bande anonyme lâche ses chiens contre un étranger au village accusé de vol. Le jeune homme meurt deux jours plus tard. Les échos sont ainsi nombreux dans ce roman, en filigrane.

Du papier bleu nuit

Akim raconte ce passé à la jeune fille et, avec une certaine rage, il s’en délivre. Il se rappelle la traversée de la Méditerranée et ce détail jamais oublié : un soldat lui avait donné des bonbons enrobés de papier brillant. « Du papier brillant, bleu nuit, qui recouvrit la mer qu’il avait peur de traverser ».

Akim a connu le grand-père d’Emma, il a formé son père à la mécanique, et sans doute est-ce lui qui a fait connaître Francine à Fulconis. Un puzzle se reconstitue ainsi, qui libère Emma, lui donne l’élan nécessaire pour quitter ce pays qu’elle trouve beau, qu’elle aime, mais dont elle doit s’éloigner pour exister pleinement, vivre les premières fois, plus au nord, à Lyon.

S’en tenir à une intrigue n’est jamais la meilleure façon de parler d’un roman de Maryline Desbiolles. Ses livres sont affaire de langue, de peinture et donc de cadre, affaire de voix. La langue, c’est le fait, par exemple, d’user de la longue phrase pour retarder l’effet, pour tenir le rythme de la course ; c’est revenir à une source, à une étymologie pour expliquer le « syndrome des loges » ou l’origine des chardonnerets, dont le chant séduit de l’autre côté de la Méditerranée. La peinture, c’est donner le cadre et ses lumières « l’après-midi étincelant du mois de janvier », ses couleurs, l’« Argenture des collines », « le vif-argent » d’une silhouette qui court, la texture et les reliefs d’un « territoire heurté, aux dénivellations brusques », que la jeune fille blessée dévale « d’une manière saccadée, capricante ».

Quant aux voix, c’est un « nous », plus rarement un « je », le chœur des villageois qui fait avec les « trous, manques, oublis », qui s’en tient à des bribes, des « mots écorchés ».

Emma, « on ne voit qu’elle », aura beaucoup souffert de sa blessure (et on apprendra quels soins singuliers sont alors appliqués), elle aura perdu, et gagné. Peu à peu, la jeune fille solitaire se met à chantonner, parce que « les chansons déhanchent les mots », « petites chansons », « cantilènes », « incantations », « pour les Arabes que les chiens doivent aimer ». Et elle commence à danser : « Elle chante et elle danse. Elle danse parce qu’elle chante ». Et enchante.

N. C.

Maryline Desbiolles, L’Agrafe, Sabine Wespieser Éditeur, 152 pages,18 €.

Paru également en littérature jeunesse, à l’école des loisirs : Violante, en 2021.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Norbert Czarny
Norbert Czarny