« La Vie d'Adèle, chapitres 1 et 2 », d'Abdellatif Kéchiche
Les mini scandales qui accompagnent la sortie du film d’Abdellatif Kéchiche risquent de faire perdre de vue sa véritable dimension.
Car il s’agit non pas d’un film voyeuriste, comme on voudrait nous le faire croire, mais d’une œuvre d’art, à référence doublement littéraire puisque son premier titre était celui de la bande dessinée de Julie Maroh, Le bleu est une couleur chaude (Glénat, 2010), dont il est adapté, tandis que le second La Vie d’Adèle chapitres 1 et 2, renvoie à La Vie de Marianne, roman inachevé de Marivaux, qui nous fait vivre à la première personne et en huit parties l’accession d’une jeune orpheline à une position sociale en même temps qu’à l’amour et à la maturité.
Pour placer le film sous le signe de Marivaux, une élève de première lit dès le début un passage-clé de ce roman, et répète sans trop comprendre : “Car je suis femme…” Tel est bien l’enjeu du film. Qu’est-ce qu’être une femme ? Privilège ou malheur ? Choix ou destin ?…
De “La Vie de Marianne”, de Marivaux,
à celle d’Adèle, selon Abdellatif Kéchiche
Ce roman fondateur a été adapté deux fois, en 1976 dans une mini-série télévisée réalisée par Pierre Cardinal avec Nathalie Juvet, Malka Ribowska et Colette Bergé ; en 1995 par un très beau téléfilm de Benoît Jacquot; avec Virginie Ledoyen et Melvil Poupaud.
Ici ce n’est pas d’adaptation qu’il s’agit, mais de référence et d’hommage à l’auteur fétiche du réalisateur, dont le cinéaste avait magistralement mis en scène, dans L’Esquive, Le Jeu de l’amour et du hasard. On comprend donc que si Adèle, lycéenne en quête d’elle-même, tombe amoureuse d’Emma, étudiante aux Beaux-Arts, c’est que ces jeux-là sont imprévisibles et foudroyants. Car Adèle croit honnêtement pouvoir aimer un garçon, et celui qui la séduit d’abord a tout pour être aimé. Mais la passion n’est pas au rendez-vous, le plaisir la fuit et la laisse insatisfaite.
Le cinéaste filme admirablement ce jeune corps à la recherche de lui-même, qu’il contemple et caresse d’une caméra sensuelle. Des longues jambes au visage boudeur, d’une innocence frondeuse, aucun des attraits de cette bouleversante académie n’échappe à sa caméra qui emprunte à Renoir ses chairs offertes et à la Grèce classique les formes sculpturales de ses nus féminins. Adèle Exarchopoulos exprime avec naturel la maladresse du désir qui ne trouve pas son objet, ses expériences et ses insuccès, même si on aimerait que le cinéaste fasse quelquefois l’ellipse des nuits brûlantes qui succèdent aux jours tourmentés.
Une incarnation de l’amour éternel
La surprise de l’amour se produit quand elle croise dans la rue Emma (Léa Seydoux), belle dominatrice au visage d’ange et aux cheveux bleus, qui incarne le désir sûr de lui-même, l’homosexualité assumée. Coup de foudre, incompréhension, tentation. Adèle, chamboulée corps et âme, n’en finit pas de s’interroger. Son corps répond pour elle, appelant le corps d’Emma de toutes ses jeunes forces. Sa franchise, sa fierté et sa vulnérabilité évoquent la Marianne de Marivaux, elle-même séduite par l’amitié de la jeune Varthon.
L’amour d’Adèle pour Emma défie convenances et conventions du milieu familial, des amis, du collège. Des séquences d’une violente sensualité en font une évidence, filmée comme un miracle esthétique. Prenant tous les risques, y compris celui de lasser et de choquer par la longueur des scènes filmées, l’audace des gestes et des postures, Abdellatif Kéchiche parvient à conquérir le public le plus blasé en faisant de ces deux adolescentes à la beauté si provocante l’incarnation de l’amour éternel.
Un véritable choc émotionnel, érotique, et bien sûr politique
Certes son film est trop long, mais il pose ainsi de la façon la plus convaincante, par le moyen de l’art pur, des questions capitales comme celles du genre, des incertitudes et des tumultes du désir adolescent, et il parvient à résoudre avec élégance le problème de la représentation du sexe à l’écran. L’ambigüité de l’amour, la violence de ses impulsions, le feu de la passion ont rarement trouvé aussi belle mise en scène.
La couleur bleue, omniprésente – sans doute souvenir des portes de la blanche Tunisie de Kéchiche –, apparaît peu à peu comme l’emblème d’Emma ; elle gagne les goûts d’Adèle, initiée sexuellement, éduquée à l’amour de la peinture, habitée par la forte personnalité de son initiatrice.
Si sa jeunesse, son inexpérience et son incapacité de comprendre finissent par la desservir auprès d’elle, elles donnent au film une couleur de vérité et de pureté qui provoque un véritable choc émotionnel, érotique, et bien sûr politique.
Sincère, audacieux, infiniment émouvant, magistralement dirigé et interprété par deux comédiennes inspirées, La Vie d’Adèle est incontournable.
Anne-Marie Baron
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• Voir sur ce site le point de vue d’Antony Soron : “La Vie d’Adèle”, vibrant portrait de “l’institutrice”.
• Marivaux dans les archives de l’École des lettres.
• L’Esquive, d’Abdellatif Kechiche, par Anne-Marie Baron.
• Rue Marivaux, d’Yvan Pommaux, d’après “La Double inconstance”.
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D’accord à la fois avec l’analyse et le commentaire. Je suis toujours étonné de lire certaines réactions négatives sur un film de grande beauté, mais d’accord sur la longueur inutile, sorte de provocation du réalisateur. Mais effectivement, bel hommage au métier d’enseignant; j’ai écrit sur mon blog un papier allant dans ce sens:
https://blog.educpros.fr/Jean-Michel-Zakhartchouk/2013/11/02/adele-ambition-instit-2/
Au-delà des vives polémiques autour de “La vie d’Adèle”, il ressort que ce film constitue une formidable ode au métier “d’institutrice” forte de ses convictions et de son amour des enfants. En outre, une nouvelle fois (après “L’Esquive”), Kéchiche réussit à représenter avec une extrême justesse le lieu scolaire et ce qui s’y passe “à l’intérieur” et “aux alentours”. Le drame passionnel se noue au lycée. La sensibilité du personnage est aiguisé par des cours de littérature qui sont montrés au spectateur.
L’idée de transmission et d’inspiration par l’enseignement est ainsi mise en perspective… C’est si rare au cinéma de nos jours…
Antony Soron