"La Trilogie de la villégiature", de Goldoni
Une brève mais superbe reprise
à la Comédie-Française
Du 16 au 30 septembre 2013, en alternance, la Comédie-Française reprend, salle Richelieu, un spectacle très rarement joué dans son intégralité, La Trilogie de la villégiature, de Goldoni, mise en scène par Alain Françon et initialement présentée début 2012 au Théâtre éphémère.
Ces trois pièces n’avaient pas été jouées d’affilée en France depuis 1978, dans la mise en scène mythique de Georgio Strehler à l’Odéon.
Celle d’Alain Françon n’en est pas indigne et montre notamment très bien, sous la comédie italienne du XVIIIe siècle, la modernité de la vision d’une société décadente.
Goldoni, une vie au service du théâtre
Vu de France, Carlo Goldoni, qui traverse presque tout le XVIIIe siècle (il est né à Venise en 1707, et mort à Paris en 1793), est considéré comme le Molière italien. Il est vrai que, comme ce dernier, il a éprouvé une passion pour le théâtre, qui s’est heurtée à bien des obstacles.
Un sacerdoce
Très tôt, le jeune Carlo a été visité par la muse du théâtre. Tout gamin, il joue déjà avec des marionnettes, puis adolescent, il quitte le collège où sa famille l’a placé à Rimini pour suivre une troupe de comédiens ambulants, tout en achevant quand même des études de droit et en entamant une éphémère carrière d’avocat à Chioggia (ville qui lui inspirera une de ses plus belles pièces, Barouf à Chioggia) Mais sa passion pour l’art dramatique emporte tout, et trois ans après la mort de son père, en 1734, il signe un contrat avec le théâtre San Samuele de Venise, inaugurant sa carrière d’auteur avec une tragi-comédie, Bélisaire.
D’emblée, Goldoni affiche son ambition de réformer le théâtre italien. Las des comédies vaines fondées sur des improvisations convenues, ce lecteur des auteurs anciens (Plaute, Térence) et des classiques français (Molière) apprécie leurs fines intrigues, leurs propos satiriques et leur style efficace. Cependant, ses deux sources principales, avouées dans ses Mémoires, sont le monde et le théâtre de son temps : le premier nourrit ses pièces de l’observation de ses semblables, et le second lui fournit « les coloris nécessaires » pour représenter ce réel dans ce qui constituera le premier vrai théâtre de texte italien.
Des combats
La première difficulté rencontrée par Goldoni n’est pas un roi ou un prince, mais les comédiens, qui n’ont pas l’habitude d’apprendre un texte « fini ». Il s’y ajoutera le public, lui aussi surpris, alors qu’il fait vivre les scènes. A Venise, le théâtre est une véritable industrie culturelle où la concurrence est féroce entre les établissements, qui s’arrachent les meilleurs auteurs et comédiens. Auteur à gages, Goldoni doit produire autant pour vivre que pour faire triompher sa réforme théâtrale. Au total, il écrira quelque 200 œuvres, dont une majorité de comédies, mais aussi des tragédies et des livrets d’opéra.
Par ailleurs, les auteurs fidèles à la tradition font de la résistance. Gozzi et Chiari, tenants du merveilleux et du baroque, dénigrent le nouveau goût du réalisme. Ils manifestent une telle pression que Goldoni, juste après la création de La Trilogie en 1761, préfère quitter l’Italie pour répondre aux sollicitations de la France, et son exil sera définitif. En 1762, il prend la tête du Théâtre italien de Paris, mais ne parvient pas à y imposer sa réforme, tant est vivace la tradition de la commedia dell’arte.
Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, il accepte la charge de maître d’italien à la cour, tire profit de la fréquentation de nos grands écrivains, et connaît un beau succès avec Le Bourru bienfaisant, représenté à la Comédie-Française en 1771 pour le mariage de Louis XVI et Marie-Antoinette. Pourtant, cette pièce, écrite en français, est moins intéressante que les comédies « italiennes » où éclate le génie de Goldoni : virtuosité de la mise en situation des personnages, aspect choral des dialogues, musicalité du style.
« La Trilogie »,
un sommet dans l’œuvre
Ces qualités se retrouvent tout particulièrement dans les pièces de La Trilogie, qui couronnent une carrière dramatique de presque vingt ans. La première comédie de Goldoni entièrement rédigée, La Femme de bien, date en effet de 1743, et l’auteur poursuivra, pour se borner aux titres les plus connus, avec Le Serviteur de deux maîtres (1745), La Locandiera (1753), Il Campiello (1756), L’Impresario de Smyrne (1759). Les trois pièces évoquant la villégiature ont été présentées au public vénitien à l’automne 1761, avant d’être publiées seulement en 1773, avec des préfaces écrites à Paris.
Dans cette trilogie, Goldoni, en décrivant le culte de la villégiature qui s’empare de deux familles, critique férocement la bourgeoisie vénitienne obsédée par l’argent et par l’apparence, au point de s’endetter et de s’enfoncer dans une grave crise financière. À la différence de Molière, qui se concentre sur un seul caractère, le dramaturge italien en brosse une bonne douzaine et les fait réagir les uns par rapport aux autres en mêlant maîtres et domestiques. Les premiers, échantillons d’une récente bourgeoisie marchande, veulent absolument copier les manières, le savoir et le mode de vie des aristocrates, mais, à l’inverse de ceux-ci, ils peinent à en jouir, car ils ne savent pas très bien comment s’y prendre, et ils ne sont jamais ni au bon moment, ni au bon endroit.
Les trois pièces évoquent successivement trois étapes du déroulement d’une villégiature dans la région de Livourne, masque de Venise. La première, La Manie de la villégiature, montre les deux familles se lançant fiévreusement dans les préparatifs. Dans la deuxième, Les Aventures de la villégiature, la petite bande est installée dans une douce oisiveté bucolique, mais une agitation tout intérieure se manifeste : amours et rivalités s’épanouissent, tandis que s’évapore la fortune chimérique. Enfin, dans Le Retour de la villégiature, la comédie vire au drame : la réalité reprend ses droits face à la ruine et à l’arbitrage de la raison et des sentiments. Les trois pièces alternent ainsi trois rythmes musicaux recommandés par Goldoni : allegro, andante, adagio. À la portée psychologique et sociologique de ces pièces, s’ajoutent leurs vertus proprement dramatiques : une extraordinaire virtuosité dans la construction des intrigues, véritable horlogerie, et un art de la dynamique du texte, au rôle moteur extrêmement actif.
Toutes ces qualités avaient séduit, avant Alain Françon à la Comédie-Française, le grand metteur en scène italien Georgio Strehler, fondateur du Piccolo Teatro de Milan. Premier à avoir proposé les trois pièces en un seul spectacle, il avait monté La Trilogie en 1954 (après La Cerisaie de Tchekhov, tout comme Françon à la Comédie-Française). Mais c’est surtout depuis sa venue à Paris en 1978 que sa mise en scène a été appréciée, lors de mythiques représentations à l’Odéon.
La beauté d’ensemble et le soin apporté aux détails ont inscrit ce spectacle dans la renaissance du théâtre goldonien, prolongeant ainsi la mise en scène de La Locandiera par Luchino Visconti : Goldoni est désormais affranchi de la commedia dell’arte et des références moliéresques. Depuis 1978, La Trilogie n’a été représentée qu’une fois à Paris, au printemps 2010 à la MC93 de Bobigny, dans une mise en scène de Toni Servillo, l’immense acteur italien de théâtre et de cinéma qui a suscité l’admiration au dernier festival de Cannes pour sa prestation dans le film La Grande Bellezza (voir le compte rendu du film de Paulo Sorrentino sur ce site).
Le spectacle :
une villégiature douce-amère
La mise en scène d’Alain Françon que reprend la Comédie-Française présente, dans une nouvelle traduction, une vision scénique mêlant harmonieusement comique et drame.
Un texte renouvelé
Le texte italien original, écrit en toscan (qui est devenu l’italien standard) et non pas en dialecte vénitien, a été retraduit pour ce spectacle par Myriam Tanant. Cette amoureuse de la langue de Goldoni (elle a traduit auparavant L’Impresario de Smyrne, Les Cuisinières, La Dernière Soirée de carnaval) avait assisté, en tant que stagiaire, aux répétitions de la mise en scène de Strehler et avait ainsi entendu la traduction alors effectuée en 1978 par Félicien Marceau à la demande de Pierre Dux.
Pour Alain Françon, Myriam Tanant a traduit La Trilogie dans son intégralité, en se basant sur l’édition Marsilio, celle du Bicentenaire de Goldoni. Il a fallu bien entendu opérer des coupes afin de limiter la durée du spectacle à quatre heures (sinon, il durerait cinq heures et demie). Ces coupes, faites en fonction des choix de Françon, restent proches, pour la plupart, de celles effectuées par Strehler, mais le metteur en scène actuel a voulu rétablir les scènes piquantes des domestiques, à la fois pour intensifier le comique et pour montrer qu’ils trichent beaucoup moins que leurs maîtres. Malgré ces coupes, chaque comédien a eu l’occasion de connaître son rôle intégralement, car Françon estime que, d’un point de vue dramatique, cette traversée intégrale aide les acteurs à comprendre et appréhender leur personnage. Par exemple, Goldoni utilise beaucoup d’apartés, qui n’apparaissent pas tous dans le spectacle, mais qui ont été importants dans le travail de préparation.
D’une manière générale, le principe directeur de Myriam Tanant a été de montrer combien la langue de Goldoni est une langue de plateau, qui se révèle davantage sur scène qu’à la lecture, car le dramaturge écrivait souvent pour des comédiens. En particulier, c’est pour Caterina Bresciani, une actrice originaire de Florence recrutée par le Théâtre San Luca de Venise auquel La Trilogie était destinée, que Goldoni a écrit le rôle de Giancinta, indéniablement le personnage le plus cultivé des trois pièces, et dont le langage apparaît le plus riche et le plus élevé.
Chez tous les autres représentants de la bourgeoisie, le langage trahit souvent un ridicule : sous la pseudo élégance du vocabulaire aristocratique jaillit une âpreté correspondant à la véritable nature de ces marchands. Enfin, loin d’une certaine tradition estimant qu’il y a toujours de l’agitation chez Goldoni parce qu’il est italien, ce nouveau texte donne à chaque personnage un rythme propre : des heurts ou des silences se produisent parfois, montrant l’incapacité à reconnaître ou à affronter certaines situations.
Une vision scénique aiguë mais attendrie
Cette qualité du texte est ici capitale, car un des axes de la mise en scène d’Alain Françon a été de faire comprendre l’identité d’une écriture, en accord avec la volonté de Goldoni de fonder un théâtre de texte. Le jeu des acteurs met bien en valeur la dynamique de leurs paroles, et même les monologues réflexifs de Giancinta reflètent une intense activité de la pensée. La précision d’un rythme s’avère également fondamentale : non seulement Françon suit la succession allegro, andante, adagio des trois pièces, mais il caractérise également le rythme particulier de chaque personnage ou de certaines situations. On remarque notamment les nombreux ratés de la pièce centrale : le chocolat attendu n’arrive pas, les parties de cartes ont du mal à se mettre en place, la sortie au café se passe mal et le retour encore plus, enfin le divertissement prévu pour la soirée n’a pas lieu. En revanche, au début de la même pièce, c’est sur un rythme harmonieux qu’évolue la scène idyllique entre les domestiques, qui eux savent jouir du moment présent.
Cette importance accordée aux domestiques, qui ont leur façon propre de vivre la villégiature, constitue un des nombreux aspects rattachant la mise en scène de Françon à l’esprit des pièces de Tchekhov, dont il s’est fait une spécialité (il a déjà monté à la Comédie-Française La Cerisaie et Les Trois Sœurs, pièce qui a été reprise au printemps 2013). Effectivement, comme chez Tchekhov, les pièces de Goldoni sont chorales, sans véritablement présenter un personnage principal. Comme chez Tchekhov également, le texte est essentiellement constitué de motifs d’expressions caractéristiques, voire de simples mots qui circulent dans toute la pièce : ainsi le mot « vérité » apparaît souvent, suivi en général de l’adjectif « vrai » et du mode interrogatif, comme pour se demander si c’est bien « la vérité vraie » qui se trouve évoquée.
Mais plus encore, l’atmosphère tchékhovienne se manifeste dans l’évocation de la fin d’un monde. Tout comme l’auteur de La Cerisaie pressentait la fin de la Russie tsariste, Goldoni assiste au chaos d’une société qui le déçoit. Au début de sa carrière, l’auteur misait sur la bourgeoisie marchande éclairée pour prendre le relais d’une aristocratie décadente, mais avec le temps, il s’est rendu compte que les bourgeois, étriqués, n’utilisaient leur argent que pour singer les nobles.
Goldoni exprime parfois sa déception avec violence (tous les personnages sont blessés, voire meurtris), mais le plus souvent sans amertume, tout juste avec un brin de mélancolie. Ressentait-il, à la différence de Tchekhov (ou de Beaumarchais en France), qu’il n’y aurait pas en Italie une révolution faisant suite au déclin de cette société ? La fin de La Trilogie n’en est que plus triste. En tout cas, c’est bien toute la vie d’une époque qui est révélée à travers le déroulement d’une villégiature, et il ne faut pas manquer ce beau spectacle que nous ne serons pas près de revoir.
Alain Beretta
• Le théâtre dans les Archives de l’École des lettres.
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