La tragédie entre mémoire et résilience : l’exemple d’«Andromaque», de Racine
Les règles du théâtre classique portent bien sur le temps ou sur les caractères mais ne traitent jamais d’un dénominateur commun à ces deux critères : la mémoire (rapport d’un caractère au temps passé). Or ce sont bien les aventures de la mémoire qui caractérisent la tragédie parce que le héros tragique est certes en proie « à un destin qui l’emporte », selon le vers célèbre d’Oreste dans Andromaque, mais il est aussi en proie à une mémoire persécutrice, à l’urgence d’une issue à sa mémoire : soit qu’elle le hante et l’obsède au point de rendre impossible le présent, soit qu’elle l’ait trahi et refuse à faire retour dans le présent.
Autrement dit, qu’il s’agisse d’excès de mémoire ou de défaut de mémoire, l’enjeu est bien celui d’un équilibre possible ou impossible à trouver, de la juste place de la mémoire entre oubli et obsession, trop plein ou trop peu. L’action tragique est cette lutte contre un passé qui encombre ou qui vous fuit, lutte définissant deux sortes de culpabilité tragique, celle de l’oubli fautif (oublier alors qu’on ne doit pas oublier), et celle de la remémoration inlassable (se souvenir alors qu’il faut oublier).
Mémoire et unité de temps
Pour se persuader de cette particularité il faut revenir à la temporalité de la tragédie : le théâtre classique ne connaît que le présent de l’action, qui doit coïncider le plus possible avec le présent de la représentation. Dans l’idéal, et au-delà même des recommandations d’Aristote (Poétique, chap. V), l’action ne couvre pas même un jour, mais s’étend seulement sur quelques heures correspondant à peu près à la durée du spectacle.
Au début de la pièce le héros s’engage à exécuter une de ses décisions : sonne l’heure de l’action, il est temps d’accomplir un projet. Il y a même urgence à agir : pressé par la peste qui décime Thèbes, Œdipe doit retrouver au plus vite les meurtriers de Laios, menacée d’exil par son beau-père Égisthe, Électre veut venger sans plus tarder son père Agamemnon. Contraint par les Grecs à leur livrer Astyanax, Pyrrhus veut épouser Andromaque au plus tôt. Poussée par la culpabilité, Phèdre veut mourir sans délai. À chaque fois, il faut agir, et agir maintenant. Telle est l’unité d’action, telle que la définissait Aristote : un moment isolable dans la vie d’un héros, une action complète et entière, détachable et décisive.
Cette action dite « complète » se compose alors d’un début, d’un milieu et d’une fin. La scène d’exposition est censée démarquer un passé d’un présent, mais elle oppose surtout un temps long (quelque chose s’étend depuis des mois voire des années) et un temps bref (quelque chose presse) : Oreste rappelle que depuis le retour de Troie, Pyrrhus, « oubliant son sang et sa promesse » protège Astyanax et sa mère Andromaque : c’est l’exposition. Retrouver la mémoire, livrer son prisonnier aux Grecs et épouser Hermione, telle est l’action, urgente, et radicale. Ces deux temps ne font pas que se succéder, ils interagissent car l’exposition ne marque pas seulement un avant-agir (ce qui précède l’action) mais un inter-agir (ce qui va intervenir dans l’action) : Pyrrhus a été un guerrier, il est désormais un roi pacifique, mais ses deux états se superposent plus qu’ils ne se font suite.
Cette unité d’action et de temps implique alors une progression dramatique et cette progression est rythmée, selon Aristote, par des péripéties et des reconnaissances, c’est-à-dire des retournements de situations, et des renversements de relations. Or l’action connaît aussi des péripéties et des reconnaissances temporelles : le passé s’invite dans le présent, passé que l’on a cru pouvoir oublier mais qui revient, ou au contraire passé que l’on veut encore imposer au présent mais qu’il faut sacrifier. Pour avancer, il faut donc se retourner en arrière, ou se détourner de l’arrière, aucune action ne pouvant se conclure sans régler ce conflit temporel. Pyrrhus pouvait-il espérer oublier qu’il était le principal bourreau des Troyens ? Andromaque pouvait-elle espérer sauver Astyanax sans sacrifier sa mémoire troyenne et sa fidélité à son époux mort ? La progression s’opère ainsi, au gré des alternances mémoire/oubli.
C’est pourquoi la tragédie dispose sur le chemin des héros des personnages qui les renvoient à leur passé, ou au contraire qui entendent les libérer de ce passé. Jouant à la fois le rôle d’opposants, puisqu’ils s’opposent à la volonté du héros, et d’adjuvants puisqu’ils l’aident à accepter sa vérité, ils poussent à la confession ou à l’introspection. Cette fonction revient exemplairement au faire-valoir ou confident, tels Céphise pour Andromaque ou Phénix pour Pyrrhus. Ainsi à l’acte II, scène 5, Phénix encourage Pyrrhus à retrouver la mémoire de son identité grecque : lorsque ce dernier semble revenir à Hermione, Phénix, satisfait et crédule, déclare :
« Ah, je vous reconnais…
Ce n’est plus le jouet d’une flamme servile
C’est le fils et le rival d’Achille
Qui triomphe de Troie une seconde fois. »
Symétriquement, à Andromaque trop soumise à son devoir de mémoire, Céphise adresse vainement ce reproche (acte III, scène 8) :
« Madame à votre époux, c’est être assez fidèle
Trop de vertu pourrait vous rendre criminelle. »
Pyrrhus est dès lors prévenu : l’oubli sera une faute à payer. Andromaque est également avertie : la fidélité aura aussi un revers. Mais que l’un et l’autre s’obstinent et la tragédie aura bien lieu.
Mémoire et tragique
Ainsi Andromaque est une pièce exemplaire en ce qu’elle rassemble sous ses deux héros, Andromaque et Pyrrhus, les deux types de tragique de la mémoire : le trop plein et le trop peu. C’est réunir en une seule pièce les deux mécanismes illustrés séparément dans Électre et Œdipe roi, de Sophocle.
Œdipe roi est peut-être en effet la tragédie emblématique de ce dialogue entre présent et passé, cette négociation entre volonté et mémoire. Œdipe veut sauver son peuple de la peste : voilà l’action. Mais son entreprise le ramène à son passé, voilà le drame. Sa mémoire finit par s’imposer à lui, voilà la tragédie. Chaque étape de l’enquête sur la mort de Laïos le ramène à un moment de son histoire, chaque mouvement de résistance se retourne plus vivement contre lui, chaque concession à sa mémoire le mortifie davantage.
La machine infernale s’enclenche à la première question d’Œdipe à Tiresias :
« De qui suis-je le fils ? »
Elle sanctionne sa faute de mémoire, son mépris du passé :
« J’ai sauvé la ville de Thèbes, que m’importe le reste ? »
Or le reste devient peu à peu le principal : les souvenirs accumulés de Jocaste puis du Corinthien, puis du berger l’éclairent sur son passé, lumière violente, aveuglante qui lui fait dire au dénouement final :
« Je sens pénétrer en moi tout ensemble l’aiguillon de mes blessures et le souvenir de mes maux. »
Électre, pour sa part, est peut-être la meilleure illustration du trop-plein de mémoire. Elle affirme à qui veut l’entendre, le chœur, sa sœur, sa mère, qu’elle est celle qui n’oublie pas :
« Je ne veux cesser de gémir sur mon malheureux père. »
Sa vie ne prendra de sens que par cette fidélité à la mémoire d’Agamemnon. Seule, sans mari, sans amis, sans appuis, elle ne vit que pour accomplir une promesse de vengeance présentée comme un acte de justice. Tous veulent pourtant la modérer : le chœur, sa sœur, sa mère l’appellent, sinon à oublier, du moins à se réconcilier avec la vie. Il faut savoir suspendre un désir de vengeance.
« Tu te tues lentement. Pourquoi chercher ce qui t’afflige ? »
lui dit le chœur compatissant. Sous le devoir, une mémoire transgénérationnelle pousse Électre à la destruction de ceux avec qui elle rivalise. La haine qui s’appuie sur une douleur est plus longue à disparaître qu’un désir de justice, c’est pourquoi le temps, qui aurait pu minorer la faute, n’affaiblit pas sa soif de vengeance. Électre est la tragédie d’une mémoire acharnée.
Nier la mémoire ou au contraire se lier à sa mémoire, tel est le couple de contraires réunis par Racine. Pyrrhus prétend s’affranchir de sa mémoire : il veut oublier le sac de Troie, oublier les Grecs, oublier ses liens avec Hermione, et entamer un temps nouveau, avec Andromaque à ses côtés – il faut savoir finir une guerre. À l’inverse, Andromaque prétend faire preuve d’un devoir sacré de mémoire en restant fidèle à Hector et aux Troyens morts – il faut savoir entretenir le souvenir.
Pour l’un l’oubli est une renaissance, pour l’autre une seconde mort. Pour le premier le temps passé a eu son moment, le temps présent inaugure un nouveau moment. Pour la seconde le temps passé est toujours présent, impossible de transformer l’expérience vécue en souvenir extérieur (travail de deuil). Ce jeu de l’un et l’autre avec sa mémoire a sa raison d’être et sa légitimité, mais n’est pas forcément aussi digne et innocent qu’il pourrait paraître. Une part de calcul peut toujours se laisser soupçonner derrière ces postures ; ainsi Pyrrhus peut très bien chercher à effacer son image de meurtrier sanguinaire (lui, le plus terrible et le plus cruel des Grecs) en se présentant comme le nouveau défenseur de l’unique survivant Troyen, Astyanax. De même Andromaque peut très bien n’être fidèle que par désir de vengeance, plus encore que par fidélité conjugale : qui sait si chez elle le passé n’est pas moins un traumatisme subi qu’un instrument de représailles choisi ? Une résilience possible mais non désirée ?
La mémoire ne nous appartient pas : la mémoire collective interfère avec la mémoire individuelle. Pyrrhus a beau la nier, Hermione, Oreste, Andromaque lui rappellent son passé, son identité et l’impossibilité de s’en affranchir. De son côté Andromaque a beau s’imaginer garder vivante la mémoire d’Hector, Céphise, Pyrrhus, Hermione lui rappellent qu’on ne vit pas avec des fantômes.
Concordance des temps
Andromaque est une pièce en laquelle les débats et préoccupations d’aujourd’hui trouvent un écho singulier. Faut-il savoir oublier ? Faut-il savoir pardonner ? Faut-il au contraire rappeler sans cesse ? Y-a-t-il un temps pour prescrire des crimes ? À quel moment le passé est-il déclaré chose passée, révolue, et non mémoire vivante dans le présent ? Survivante au massacre troyen avec son fils, Andromaque est-elle la pionnière inspirée d’un « devoir de mémoire », d’une vérité historique à transmettre, ou la dernière des héroïnes archaïques de la vengeance ? Astyanax est-il condamné à être une victime ? Peut-il inaugurer au contraire de nouveaux rapports entre la Grèce et Troie ? Qui de sa mère ou de Pyrrhus lui propose la meilleure vie ?
Telle est la question ultime : qui, finalement, d’Andromaque ou de Pyrrhus prépare le mieux l’avenir ? Celui qui rêve d’un nouveau départ ou celle qui ressasse sans fin le passé ? C’est le débat posé naguère par Jankelevitch et Harendt, l’un déniant tout pardon et tout oubli, l’autre désirant une réconciliation, condition nécessaire pour un avenir libre de tout possible.
En d’autres termes, toute la question est de savoir si la résilience aggrave ou allège la tragédie.
Pascal Caglar