"La Saison des Bijoux", d'Éric Holder
Éric Holder est un écrivain rare. Il ne se presse pas d’écrire et moins encore de publier. C’est pourquoi la parution d’un nouveau roman est comme un cadeau. On est sûr de trouver dans ses pages la singularité d’un univers et la délicatesse du trait pour le peindre. Les deux n’empêchant pas de raconter les choses comme elles sont, avec une sorte de franchise et de rudesse qui va avec les personnages mis en scène.
Les dialogues, qui occupent une place importante dans ce roman, rappellent le cinéma français des années 1930, quand la gouaille et la pointe sonnaient à l’oreille du spectateur. Et celui qui se souvient du boxeur de L’Homme de chevet ou du maçon de Mademoiselle Chambon, pour prendre des romans déjà anciens, sait que le romancier aime mettre en relief des êtres fragiles sous l’écorce.
Bruno, Virgile, Old Chap’, voire Forgeaud, héros ou personnages secondaires de La Saison des Bijoux sont de la même trempe. Entre le premier et le dernier nommés, des durs à cuire en apparence, l’affrontement sera difficile à éviter : la saison est longue et Forgeaud voudrait « posséder » Jeanne, la belle compagne de Bruno.
La Brie ou le Beaujolais, c’est le bout du monde…
La saison commence un jour d’avril et l’incipit rappelle des vers connus. Mais on n’est pas chez Aragon, et l’arrivée des « Bijoux » dans le Médoc n’est pas très bien accueillie. On appelle Bruno et Jeanne de ce nom parce qu’il en fabrique dans ses monts du Lyonnais, pendant l’hiver. Le couple, leur fils Alexis et leur ami Virgile sont venus à Carri, station balnéaire, faire la saison, jusqu’à septembre.
Vendre sur un marché, pendant l’été, obéit à des lois strictes. À Carri comme partout il y a certes un placier – ici Francis – qui attribue les emplacements et perçoit les redevances, mais ce placier est sous la coupe de Forgeaud, bistrotier installé là depuis longtemps. La Talanquère, son bar, est au cœur du village surpeuplé l’été. Pour qui a lu De loin on dirait une île, recueil de courts récits dans lequel Éric Holder racontait son installation en Médoc, La Saison des Bijoux ne sera pas une surprise. Cette région est habitée par des îliens qui n’aiment pas trop être dérangés par les étrangers. La Brie ou le Beaujolais, c’est le bout du monde.
Forgeaud incarne cette mentalité. Il a, cela dit, de bonnes raisons de jouer les patrons : il taxe tous les forains depuis très longtemps. Tout le monde le sait mais la maire elle-même est impuissante face à lui. Un de ses hommes liges, Stochi, éloigne les importuns du marché : les « rabouins » ou Roms, selon la dénomination. Le portrait résume le personnage : « Forgeaud représentait à ses yeux un spécimen formidable des principaux traits, selon lui, du génie français : la roublardise, le cynisme et la félonie. Ne manquait pas l’arrogance, elle provenait d’un fond de bêtise, de brutalité sans faille. Ajoutons-y, pour amuser Old Chap, la grandeur romaine dont le buvetier s’enveloppait à voix haute, administrant le bazar comme si ç’avait été le Forum – et l’Arc de Titus sa paillote. »
Une atmosphère de western
Forgeaud ne craint pas la violence et il est prêt à tout pour avoir Jeanne. C’est dans cette atmosphère de western que se déroule le roman, avec, en scène d’ouverture, un affrontement à La Talanquère entre Bruno et le bistrotier. Il s’en faut de peu que la situation ne dégénère. L’arrivée de Jeanne sans doute. Tout prendra un très sale tour quand Forgeaud fera venir de Toulon un certain Enzo, proxénète décidé à punir la jeune femme.
Jeanne a un passé ; elle ne se soumet jamais, et cette arrivée a quelque chose d’angoissant dont nous ne dirons rien, pour ménager le suspens. Elle a quelque chose d’animal :
« Bruno savait que ce cheval invisible gagnerait en nervosité, avant de se diriger immanquablement vers son but, un obstacle, quel qu’il fût. Un platane, un mur, pourvu que Jeanne s’écrase. S’anéantisse. Disparaisse. Il existe beaucoup d’autres moyens de disparaître, elle en avait déjà expérimenté quelques-uns. »
Si le trio est au cœur du roman, et donc de l’intrigue, le roman se développe autour des autres personnages. Ainsi des couples se formant, comme celui de Virgile et Nanou Primeurs, ou Savonate et le peintre Casquette. Les mariages qui concluent le roman, en présence d’une Amina Lola qui a connu son heure de gloire dans la chanson, sont de ces moments savoureux, légers, qu’on appréciera.
Le temps d’une saison
Et puis il y a les êtres dont on ne sait pas exactement qui ils sont. Ils se cachent derrière leur identité de forain, cachent surtout la tristesse, la solitude ou un vieux malheur. Old Chap, qui se prénomme George et est né en Angleterre, est de ceux-là. Wanda n’a pas toujours été Wanda : « Elle arrivait de Paris en compagnie d’amis évaporés. Ils s’évanouirent donc, d’autres les remplacèrent. »
Tipule, le fils de Nanou, est un électron libre, un moustique toujours en mouvement, posant des questions, diffusant paroles et ragots. Dans des lieux clos et sur une période limitée, ils circulent plus vite encore. Sophie, l’épouse de Forgeaud, a connu de grands moments de bonheur en sa compagnie, avant qu’il ne se transforme en tiroir-caisse. Ils ont eu ensemble un fils, Antoine, qui est la vraie blessure de cet être brutal.
On pourrait décliner ainsi les identités, passer de stand en stand, comme on le fait au marché : le métier d’Éric Holder, ce qui lui donnerait droit à un stand, ce serait la dentelle.
Forgeaud est seul, il est bientôt abandonné, perd pied et oublie de se contrôler, n’est pas loin de basculer, à sentir que son fils se tient à distance, le fuit, voire le méprise. Ce qui nous rend le bistrotier plus proche, nous permet de le comprendre, ce qui n’est pas justifier. Antoine prend son envol, grâce à Virgile et surtout à Amina Lola, apparition comme on en voit dans les films de Jacques Demy, tournés plus haut sur la façade atlantique.
Dans cet espace limité, le temps d’une saison couvrant printemps et été, on sent les jours passer sous la plume ou le pinceau du romancier :
« C’était à Carri l’heure où les tempéraments s’alanguissaient. Le sable de l’arène humaine désertait la grand-rue, franchissait des tamis successifs, la douche, l’apéro, les charmes de la villa ou du camping, avant de verser ses grains les plus colorés, les plus aurifères, dans la rue des restaurants. »
Tout est dit ; la saison naît d’un rien, et on s’est laissé prendre.
Norbert Czarny
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• Éric Holder, « La Saison des Bijoux », Éditions du Seuil, 2015, 320 p.
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Cher Norbert Czarny,
Qu’il est précieux de découvrir un article faisant état d’une lecture singulière, attentive et même minutieuse, bienveillante. Avec votre permission, je vais le partager sur ma page Facebook. Merci.
Bertrand Visage