La rivière, de Dominique Marchais :
la prophétie des écrevisses
Par Philippe Leclercq, critique
Récompensé par le prix Jean-Vigo 2023, le documentaire de Dominique Marchais tente de percevoir, au-delà de la surface des rivières, ce qui affecte la faune, la flore et le niveau de l’eau. Il alerte : dans cinquante ans, elles seront à sec.
Par Philippe Leclercq, critique
Un lent, très lent mouvement de caméra remonte le lit d’une rivière jusqu’à un groupe de femmes et d’hommes, le dos courbé, sur une berge. Des cueilleurs de champignons ? Non pas. Des ramasseurs de déchets, micro-bouts de plastique, débris de nylon, de papier et de carton, que le vent et l’eau ont déposés dans les herbes, les buissons et les arbres. Ou plutôt que des indélicats ont abandonnés en amont, et que l’onde polluée, écœurée, a fini par vomir sur ses bords.
Caresser le paysage
Nous sommes au cœur des paysages et rivières du Béarn, dans les Pyrénées-Atlantiques. Le documentariste Dominique Marchais (La Ligne de partage des eaux, 2014) convie à une promenade à la fois éducative et contemplative sur le gave d’Oloron, une de ces rivières, autrefois tumultueuses, qui dévalent les pentes pyrénéennes vers l’océan. Elle est emblématique des nombreux enjeux – écologique, énergétiques, agricole, industriel, esthétique… – qui touchent la région. Là, et sur les petits affluents qui alimentent le cours d’eau, divers acteurs de la vie associative locale, des scientifiques, des agriculteurs, des pêcheurs, des étudiants ou de simples bénévoles, tentent de comprendre et d’expliquer les effets de l’activité humaine sur l’environnement. Leur parole, précise mais jamais savante, alterne avec des images balayant doucement l’espace, comme si le cinéaste cherchait à caresser, à adoucir la peine de la nature maltraitée. Comme si, en contrepoint des mots et du constat de rupture écologique, il s’efforçait de retisser le lien affectif qui nous unit à la rivière. Le format quasi carré du cadre, autant que les longs plans-séquences, invitent le spectateur à se concentrer sur ce qu’il voit, à fouiller la surface de l’image et de l’eau, et à se questionner sur ce qui l’y rattache.
Traverser le gave en bottes
Chacun des intervenants du film, selon sa spécialité ou sa sensibilité, y va de ses commentaires, de ses interrogations ou de ses indignations. Certains soulignent les conséquences du réchauffement climatique, d’autres stigmatisent le système de pompage de l’agro-industrie ou celui de rétention d’eau, fait de détournements et de barrages. Tous s’accordent sur la diminution drastique de l’étiage de la rivière et de son débit inversement proportionnel à la hausse de sa température. Autant d’inconvénients propices à la prolifération de la pollution (algues, parasites…) et préjudiciables à la biodiversité : dégradation de la population d’insectes (et d’oiseaux), disparition des écrevisses, destruction de l’habitat des truites, raréfaction des saumons de l’Adour, empêchés de remonter les eaux pour se reproduire…
Un habitué des lieux, Patrick Nuques, naguère « garde-pêche » et aujourd’hui l’un des directeurs du parc national des Pyrénées, fait, pour sa part, la triste expérience de traverser le gave d’Oloron en bottes, ce qui était impossible auparavant, quand le niveau était beaucoup plus haut. La faute, selon lui, au réseau hydro-électrique de la région, facteur d’assèchement, mais aussi au bouleversement du cycle naturel des eaux et de stress sur la faune aquatique engendré par les changements de niveaux de l’eau.
« L’eau est un flux, pas un stock »
Le plus grave n’est sans doute pas le plus visible. Comme dans une forêt avec son mycélium, réseau souterrain riche en nutriments profitant à l’ensemble de la biosphère, les rivières sont reliées à un vaste système de nappes phréatiques, nécessaire, entre autres, au maintien de leur débit, et de plus en plus fragilisées. L’agro-industrie, appuyée par ses puissants lobbys, vide les nappes souterraines, riches en éléments nutritifs, et, en revanche, remplit de coûteux réservoirs d’eau, accessoirement soumis à évaporation, et fermés à toute circulation des poissons. Un enfermement, explique Florence Habts, hydrogéologue et chercheuse au CNRS, qui engendre un appauvrissement génétique des espèces allant à l’encontre d’un besoin de résilience, à l’heure même où le climat subit des transformations profondes et irréversibles. « Le meilleur endroit pour stocker l’eau, c’est le sol. […] L’eau est un flux, pas un stock », soupire-t-elle.
Agir à son échelle
Malgré la faiblesse, ou la lenteur, de réaction des pouvoirs publics et des politiques de protection de l’environnement décidées au plus haut niveau, beaucoup s’activent à leur modeste échelle, et poursuivent le combat contre la dégradation des milieux naturels, à l’image de Manon Delbeck. Cette pêcheuse, amoureuse de sa région, ne se satisfait pas des tristes constats et des lamentations sans action. Régulièrement, elle inspecte les passes à poissons, s’attaque aux troncs d’arbres formateurs d’embâcles, signale les pollutions, dénonce le braconnage, recense les facteurs de nuisance aux écosystèmes…
De son côté, Philippe Garcia, ancien chirurgien en ophtalmologie et fondateur d’associations, se bat au niveau européen pour un renforcement du droit en faveur de la protection des réserves halieutiques. Quant à Jon Harlouchet, agriculteur bio situé sur les bords d’une rivière, il a relancé la culture du Grand Roux, une ancienne variété locale de maïs, non irrigué et aux qualités gustatives supérieures à la céréale des semenciers industriels.
Défis à relever
Foin de didactisme, La Rivière draine non seulement une parole simple et engagée, mais montre des hommes et de femmes qui ne cèdent ni au découragement ni à la déprime malgré leurs doutes. C’est le cas en particulier des étudiants chercheurs de la fin du film, en stage au pied du glacier des Oulettes, l’une des sources du gave de Pau. Parmi eux, la jeune Emma ne cache pas sa confusion extrême face à l’immensité de la tâche à accomplir, face à la complexité des solutions à mettre en œuvre, face aux efforts collectifs à consentir en rapport avec les réalités économiques du territoire ou d’une simple région (rapport écologie/bassins d’emplois), et face aux nombreuses forces de résistance, aux « Amish » des uns et aux « écoterroristes » des autres, des railleries qui, peu ou prou, nuisent aux prises de conscience et discréditent les actions à mener d’urgence.
C’est la force et l’intelligence du film de Dominique Marchais, récompensé par le prix Jean-Vigo 2023, que de hisser sa réflexion à la hauteur des enjeux globaux et des défis écologiques qui nous attendent et inquiètent.
P. L.
La Rivière, documentaire de Dominique Marchais (1h34). Sortie le 22 novembre.
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