"La Nostalgie des buffets de gare", de Benoît Duteurtre
Benoît Duteurtre est un romancier prolixe (prix Médicis 2001 pour Le Voyage en France, Gallimard), par ailleurs critique musical et producteur sur France Musique (Étonnez-moi, Benoît, le samedi, émission consacrée à l’opérette et à la musique légère).
Vous connaissez sa voix, sans le savoir peut-être : c’est lui qui commente chaque premier de l’an sur France 2 le traditionnel Neujahrskonzert donné au Musikverein de Vienne.
Le voilà qui signe un bref essai, fort d’une centaine de pages, La Nostalgie des buffets de gare, dans la collection « Manuels Payot ». Rien de très littéraire dans cette entreprise, à première vue. Il n’en reste pas moins qu’il y est avant tout question de langage, de vocabulaire. Et puisque nous parlons d’« entreprise » : l’auteur, plutôt que de s’appesantir sur la « nostalgie » qui peut-être leste son titre (le mot sent le vieux ronchon, ce que n’est pas l’alerte Benoît Duteurtre), l’auteur donc s’intéresse à cette entreprise emblématique qu’est la SNCF, ou du moins ce qu’il en reste après trente ans de gestion libérale d’un service public lancé à grande vitesse vers l’horizon d’une rentabilité qui – tel le soleil sur l’horizon justement – à jamais se dérobe.
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Un constat sans appel
Le constat est sans appel, sans avoir jamais besoin de verser dans le réquisitoire : soit donc la Société nationale des chemins de fer français, devenue la marque SNCF après amputation de son article. Cette société est censée transporter d’un point à un autre des millions de voyageurs, et ce à un prix décent autant que possible. Pas si simple, en fait, car ce genre d’activité nécessite de grosses machines, un personnel compétent et nombreux, et toute une logistique assez exceptionnelle.
Bon, ça, c’était avant. Maintenant, c’est… autre chose. Il s’agit de nous faire prendre le train pour un avion, rien que ça. Et quelques vessies pour de sublimes lanternes : les gares LGV décentrées (comme pour tout aéroport qui se respecte – et notez qu’il n’est plus question d’éviter la « rupture de charge » infiniment coûteuse en temps et énergie aux passagers), une tarification incompréhensible jouant sur l’obsession de la réservation à tout prix (le mot n’est pas trop fort), des voitures-cabines pressurisées et parfaitement hermétiques, des contrôleurs jouant les hôtesses de l’air au sein d’un équipage souriant et « sympa »…
Je me souviens de la première fois où j’ai entendu le néologique RailTeam, tout droit sorti du sabir communicationnel d’agences payées à prix d’or pour saupoudrer de modernité joyeuse une réalité pas forcément glamour. Nul ne contestera que l’on a fait de grands progrès en termes de sécurité, confort, vitesse… dans les TGV.
Mais quid des trains « déclassés » abonnés aux retards, de ces voitures vieilles et sales où l’on entasse tant de voyageurs désabusés sur le bien nommé « réseau secondaire » ? Nous sommes tous coupables, à vrai dire, de souscrire à ces petits renoncements répétés et d’accepter sans rechigner ces glissements progressifs vers ce pays idéal où l’usager devient client : un pays où nous n’avons pas choisi de vivre, mais qui se transforme sous nos yeux, par à-coups ou par petites touches.
Naïf que j’étais, j’ai longtemps cru que le « T » de TER était l’initiale du mot « train » – alors qu’il s’agit de « Transport express régional ». Et voilà pourquoi votre fille est muette et, abonnée SNCF, prend maintenant l’autocar sans mot dire à la gare le soir pour rentrer du lycée.
Benoît Duteurtre consigne ainsi dans son livre toutes ces petites choses qui, assimilées au jour le jour, nous apparentent à la grenouille de laboratoire qui, plongée dans de l’eau chaude, s’en évade aussitôt d’un bond salvateur, mais qui – placée dans une eau froide que l’on fait bouillir à petit feu – s’endort dans une douce quiétude jusqu’à ce que cuisson complète et mort s’ensuivent. Dérive nostalgique ? Pensée réactionnaire ? Non, constat, ai-je déjà dit, mais aussi réflexion tranquille de la part de l’auteur : envie de se poser, de regarder en arrière, de s’interroger sur ce qu’on nous prépare (à quelle sauce serai-je mangée ? se demande la grenouille).
La question n’est pas seulement de savoir ce que l’on a éventuellement gagné dans ces progrès toujours présentés comme « nécessaires » et « inéluctables », mais aussi de voir ce que l’on a perdu en qualité de vie, en matière de relations aux autres aussi bien souvent.
Et les buffets de gare dans cette histoire, que sont-ils donc devenus ? Pour la plupart, des coffees à l’américaine (ou que l’on croit être « à l’américaine » – je m’abstiendrai de citer le nom de cette enseigne). L’un de ces endroits où vous devez d’abord trouver une place assise, y poser votre valise, aller faire la queue au comptoir pour commander, payer, revenir nettoyer la table et surveiller votre valise, retourner à l’appel de votre prénom prendre livraison de la commande, retrouver une autre place assise à une autre table parce que d’autres, mieux organisés et voyageant en bande, en ont pris possession, ramasser votre valise, boire enfin debout au milieu des passants dans la rue un café tiède dans un verre en carton et laisser tomber à regret des morceaux entiers de votre cookie au chocolat qui s’émiette sous la pluie – tout naturellement.
De l’avenir des marques ferroviaires
Le constat que dresse Benoît Duteurtre est documenté, précis, volontiers ironique, mais il peut aussi se teinter de tragique, à l’évocation, par exemple, de l’accident de Brétigny-sur-Orge (7 morts et 32 blessés le 12 juillet 2013). Nul doute non plus que l’augmentation du trafic routier et autoroutier tel qu’encouragé et favorisé par la loi Macron engendrera pollution et accidents. Nos responsables nous abreuvent d’expressions et de sigles divers comme « comptabilité analytique » ou RGPP (« révision générale des politiques publiques ») : l’hôpital (pardon : l’APHP), le service postal (pardon : La Poste), l’éducation sont et seront touchés – et pas seulement par l’inflation verbale.
Revenons à ce qui touche au langage, en l’occurrence, et à ce que l’on (re)nomme pour transformer à tout prix la réalité : fait patent, appellations et marques prolifèrent dans nos gares au détriment de la notion même et de la nature de ce que doit être une entreprise de service public. Raileo (Ferré comme il se doit – « avec le temps, va, tout s’en va… »), Ferra Nova, Eurotrak, Lorelei (TGV rhénan – après les Thalys bruxellois et Lyria suisse), E’Mile (ode à un réseau moribond), Walhalla (« va là, et là »), Via Ferrata, Fairy Team, Utgard (pour un futur TGV scandinave, Thor, Loki et Haggar du Nord étant déjà pris)…
Patience, ces noms de marques ferroviaires apparaîtront bien un jour : « SNCF, c’est possible », proclamait le slogan. Il m’arrive de repenser à cette époque pas si lointaine où, justement, tout était possible. Benoît Duteurtre, dans la conclusion qu’il apporte à son essai, semble également le penser : il reste possible à la SNCF de se reprendre, de se remettre en train, en quelque sorte, de ne plus considérer ses clients du réseau secondaire comme des citoyens de troisième classe… Il est encore temps pour elle de retrouver sa dignité de grande entreprise et de modèle social qu’elle fut autrefois – au service du public.
OuiGo ? Yes, week-end ! À nous tous, usagers et membres de la grande famille de la RailTeam, d’être vigilants, de ne pas accepter cette disqualification lente d’un moyen de transport essentiel, de traquer cette novlangue ferroviaire qui nous infantilise et nous fait avaler toutes les couleuvres d’une modernité satisfaite d’elle-même. ID Zen, ID HAL. En d’autres mots : à nous de lire entre les lignes.
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Post scriptum ferroviale ad usum directoris commercii ferrovialis aut superioris stationis ferrovialis
Cette chronique au ton volontiers léger a été rédigée avant l’attaque du TGV Thalys Amsterdam-Paris : il nous a donc semblé indispensable d’en informer nos lecteurs et d’y joindre ces quelques lignes. Avons-nous échappé à une sorte de « 11 septembre ferroviaire » ? C’est possible. De nouvelles dispositions en matière de sécurité devraient être mises en œuvre par la SNCF, en accord avec la puissance publique, dans les semaines et mois qui viennent. Seront-elles efficaces ? Tout le monde l’espère, force cependant est de constater que cet événement apporte un argument inattendu à la thèse développée par Benoît Duteurtre, à savoir que le train n’est pas l’avion.
Si ce post-scriptum est d’abord rédigé à l’usage du directeur commercial du rail et de son collègue superviseur du trafic ferroviaire, c’est bien parce que cet argument d’airain leur donnera certainement à réfléchir sur cette évidence un temps oubliée par les stratèges en marketing engagés dans une nouvelle bataille du rail : le train n’est pas l’avion. Et quel poids véritable doivent avoir les mots commerce et rentabilité face à ceux de sécurité, de liberté – individuelle ou collective – de se déplacer, et de citoyenneté ?
C’est bien d’un choix de société qu’il s’agit, faute de quoi il nous faudra toujours seulement compter à l’avenir sur l’héroïsme et le sang-froid de quelques-uns. De société, oui. Ajoutez-y les mots nationale et chemins de fer français, par exemple, vous verrez qu’on devrait pouvoir faire quelque chose avec ça.
Robert Briatte
• Benoît Duteurtre, « La Nostalgie des buffets de gare », Payot, 2015.