La Mort de Danton, de Georg Büchner :
à l’école des monstres
Par Philippe Leclercq, critique
L’auteur dramatique Georg Büchner n’est guère familier du public français. Né en 1813 à Goddelau (Hesse) en Allemagne, il est mort prématurément du typhus en 1837, à l’âge d’à peine 24 ans. C’est court pour se faire un nom. Après un premier engagement politique en faveur du peuple, ce francophile convaincu, traducteur de Victor Hugo et bientôt médecin, s’intéresse à la Révolution française. Il écrit La Mort de Danton en cinq semaines. Ce drame historique, en quatre actes, ne rencontre que peu de succès au moment de sa publication en 1836. Le public d’outre-Rhin, sourd à sa réflexion critique, n’y voit qu’une œuvre didactique empruntant à l’Histoire de la Révolution française d’Adolphe Thiers et François-Auguste Mignet (1823-1827).
Réflexions sur l’engagement révolutionnaire
L’intrigue de la pièce, couvrant les cinq jours qui ont précédé la mort de Danton en 1794, se concentre sur la rivalité qui oppose cet homme politique à son rival, Robespierre, au sujet même de la Révolution. Les faits historiques réunissent autour des deux frères ennemis les personnages de Barrère, Camille Desmoulins, Saint-Just, Collot d’Herbois, Billaud-Varenne. L’action se déroule dans la rue, dans des salons, des salles de prétoire et d’assemblée, des cachots et des alcôves. De jeunes trentenaires, épris d’idéaux, s’affrontent lors de joutes verbales pour défendre leur conception de l’engagement et du monde futur, de ce pour quoi, en somme, ils ont décidé d’agir. À travers ces arguties idéologiques, Georg Büchner livre une réflexion lyrique sur l’engagement, les moyens de combattre collectivement et de s’émanciper, les contradictions entre convictions et exercice de la politique, sur l’échec des pensées révolutionnaires. Il alerte sur les écarts entre théorie et réalité, et sur les dérives de l’exercice du pouvoir. Il questionne la place de l’individu face à l’histoire, face aux peuples et face aux utopies. Avec le personnage de Danton, qui avance vers l’abîme les yeux grand fermés, il analyse le comportement de l’homme confronté aux désillusions et à la perspective de la mort. Surtout, il imagine l’être de chair derrière la légende, et fait œuvre de théâtre.
Âpres affrontements
La Mort de Danton fait aujourd’hui son entrée au répertoire de la Comédie-Française. C’est donc un petit pan d’histoire à laquelle la Maison de Molière est liée qui revient dans ses murs. « Une plaque, située à l’entrée du plateau, côté coulisses, informe le comédien et metteur en scène Simon Delétang, rend hommage au comédien Charles Hippolyte Labussière, membre du Comité de salut public, qui, en 1794, sauva de la mort par guillotine une partie de la troupe de la Comédie-Française. »
La mise en scène de celui qui revient aussi dans les murs du Français après Anéantis, de Sarah Kane, présenté au Studio-Théâtre en 2021, annonce d’emblée la couleur, ou plutôt les couleurs du drapeau tricolore en guise de rideau de scène sur lequel est écrit : « Tous les arts ont produit des merveilles, l’art de gouverner n’a produit que des monstres. » Le ton est donné. Sur scène, deux clans s’affrontent. L’un est emmené par Danton (Loïc Corbery, au faîte de sa carrière, à l’inverse du personnage qu’il incarne) ; l’autre est placé sous la férule de Robespierre (Clément Hervieu-Léger, dont le port de tête et la froide élégance font merveille). Les premiers souhaitent voir assouplir les mesures prises par Robespierre et mettre ainsi fin aux souffrances du peuple ; les disciples de Robespierre, eux, ne pensent qu’à la vertu de l’acte révolutionnaire. La Terreur s’amplifie. Le peuple miséreux a faim. Danton en vient à douter du sens de son action, à l’opposé de « l’incorruptible » Robespierre qui entend poursuivre la Révolution dans la hargne et la hardiesse. Comprenant le fléchissement de son ancien ami, il entrevoit la nécessité de le faire exécuter. Sentant, pour sa part, sa fin imminente, Danton s’étourdit de vin et de femmes…
À la source sanglante de l’histoire
C’est dans ce contexte de fin d’époque, au début du mois d’avril 1794, que se déroule la pièce. L’atmosphère est d’abord feutrée, tamisée d’une faible lumière, émanant de quelques coquines chandelles. Danton a la tête encore sur les épaules et pense aux plaisirs. Mais ce n’est qu’un leurre. Dehors, ça gronde. Tout s’emballe. Les conflits jaillissent sur scène, s’emparent des hommes, les déchirent entre modérés et partisans d’un front dur. Or, il apparaît vite que tous ces êtres, habités par les convictions les plus fermes et les idées les mieux ciselées, ne maîtrisent plus rien. Ils sont emportés par le cours des événements. Robespierre lui-même sera rattrapé par un des revers de l’histoire et guillotiné quatre mois à peine après Danton. La Révolution devient folle et se noie dans son sang. « La Révolution est comme Saturne, elle dévore ses propres enfants »,gronde Danton.
C’est à une représentation d’une vigoureuse intensité que nous donne d’assister Simon Delétang (qui connaît bien, par ailleurs, « son » Büchner pour avoir monté deux de ses pièces, Woyzeck et Lenz). Sa bonne idée est d’en concentrer l’action dans un espace unique – une vaste salle commune – comme lieu de passage et d’échange, de harangue et de conflit, de vie et de mort. Sa mise en scène donne lieu à d’amples mouvements de troupe et des scènes d’éclats que les deux principaux acteurs font briller de leur meilleur talent.
Loïc Corbery est un Danton tour à tour lucide, égaré, sombre, exalté, tourmenté par tout le gâchis et le sang qui se répand autour de lui. Il est un parfait héros shakespearien, appelant presque la mort de ses vœux devant tant d’ignominie, de bassesse et de lâcheté déployés pour le confondre. Clément Hervieu-Léger, le corps tendu à se rompre, incarne la fièvre de la rigueur jusqu’à en blêmir sur scène, et à en faire froid dans le dos. Le reste excellent de la troupe donne à cet épisode majeur du récit national du relief et de la chair. Les Danton, Robespierre, Saint-Just, Desmoulins de Georg Büchner sont des personnages inspirés par des épisodes sanglants de l’histoire. Il offre de belles hypothèses de lecture, des miroirs tendus à la sagacité.
P. L.
La Mort de Danton, de Georg Büchner, mise en scène de Simon Delétang. Avec Guillaume Gallienne* (Saint-Just, membre du Comité de salut public) ; Christian Gonon (Barrère, membre du Comité de salut public, et Legendre, député et un garde) ; Julie Sicard (Julie, femme de Danton) ; Loïc Corbery (Georges Danton, député) ; Nicolas Lormeau (Lacroix, député) ; Clément Hervieu-Léger (Robespierre, membre du Comité de salut public) ; Anna Cervinka (Lucile, femme de Camille Desmoulins) ; Julien Frison* (Saint-Just, membre du Comité de salut public) Gaël Kamilindi (Camille Desmoulins, député)…
Jusqu’au 4 juin 2023, à la Comédie-Française (salle Richelieu), à Paris.
* en alternance
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