"La Maison de Bernarda Alba", de Federico Garcia Lorca, à la Comédie-Française
C’est noir, c’est austère, c’est tragique. Comme chez les dramaturges de l’Antiquité, nous devinons, dès les premiers mots, que le destin est en marche, qu’il n’y aura pas d’issue, pas d’alternative à la mort, cette mort qui inaugure le spectacle et qui, une heure et demie plus tard, viendra le clore. Brutalement. Irrémédiablement.
Le lieu le signale : il est celui de l’enfermement, une « maison » annonce le titre, un espace où l’on se terre, où l’on cache des secrets de famille et des désirs refoulés.
Mais, transformée par une scénographie grandiose, cette maison devient prison, fermée par un immense rideau en lequel se combinent la dentelle des moucharabiehs, l’oppressive claustration des grillages concentrationnaires et les infranchissables barrières d’un monastère.
Là se tiennent des femmes, uniquement des femmes. Les plus âgées, telle Bernarda, la mère, règnent en despotes inflexibles, gardiennes des valeurs ancestrales. Les plus jeunes, les filles – elles sont au nombre de cinq – sont réduites au silence et à la soumission. Elles sont captives, recluses, interdites de vie sociale. Une troisième catégorie féminine est constituée par les servantes, fidèles et indispensables, lucides et bavardes, mais privées de tout pouvoir car soucieuses de conserver leur emploi.
Une Espagne prisonnière de son passé
Le drame vient des hommes, physiquement absents, mais dont la seule évocation va perturber cet ordre crispé. Le père, en mourant, a accentué le poids de l’interdit puisque sa veuve décrète, comme le veut la tradition, huit années de deuil. Le séduisant Pepe le Romano, lui, est bien vivant. Il est le promis de l’aînée des filles dont la dot avantageuse compensera l’âge avancé et les disgrâces physiques.
Son ombre déclenchera dans ce sévère gynécée, des velléités de transgression, timide chez une autre des filles, la plus renfermée, assurée et joyeuse chez la cadette, la rebelle Adela, transfigurée par l’appel de la chair.
Le conflit tragique est posé. Bernarda ne peut accepter la remise en cause de son autorité et les entorses aux devoirs. Adela, piquée par le désir, ne peut réprimer son élan vers le mâle et son aspiration au bonheur.
Deux logiques s’affrontent dans cette Espagne du XXe siècle prisonnière de son passé : d’un côté l’ordre ancien indexé sur les rites religieux ; de l’autre le mirage de la modernité et des mouvements émancipateurs qu’elle suppose. Adela, qui refuse les compromis, sera, comme Antigone, sa lointaine sœur, sacrifiée sur l’autel du conservatisme.
Une œuvre majeure aux accents testamentaires
Le combat pour la liberté ne peut être que douloureux, appelant d’autres victimes, à commencer par l’auteur du drame lui-même. Le poète Federico Garcia Lorca qui, avec cette pièce écrite en 1936, nous livre une œuvre aux accents testamentaires et ne semble pas se faire d’illusion sur sa capacité à transformer le pays qui l’a vu naître.
Pour ne pas entrer dans les cadres imposés par le franquisme, il sera exécuté dans les mois qui suivent. La passion (aux deux sens du mot) vécue par Adela illustre alors les effets de la répression ; elle peut toutefois aussi parvenir à réveiller les consciences.
Une lueur d’espoir éclaire la dernière scène.
Une mise en scène somptueuse
Cette sombre histoire, ce magnifique texte sont remarquablement servis par une mise en scène somptueuse signée de Lili Baur, par une interprétation fine et convaincante et par la mobilisation intelligente de tous les moyens de la théâtralité : les éclairages, les décors, les costumes, la musique.
Il faut courir, toutes affaires cessantes, voir cette admirable Maison de Bernarda Alba. Quand le théâtre réussit à conjuguer la profondeur d’un message avec la perfection d’une forme nous sommes en mesure de parler de grande réussite.
Merci à la Comédie-Française de nous procurer de tels moments. Faites passer.
Yves Stalloni
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• “La Maison de Bernarda Alba”, de Federico Garcia Lorca, Comédie-Française, salle Richelieu, jusqu’au 25 juillet 2015, sera reprise en 2015-2016.
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