La littérature de jeunesse
à l’épreuve du sauvage
Par Antony Soron, maître de conférences HDR, Inspé Paris Sorbonne-Université
Nathalie Bernard et Xavier-Laurent Petit étaient invités le 20 mars à l’Inspé de Paris pour une journée d’étude consacrée au sauvage. Ces deux auteurs se sont pris au jeu du décryptage critique et des propositions pédagogiques sur leurs œuvres respectives.
Par Antony Soron, maître de conférences HDR, Inspé Paris Sorbonne-Université
La journée d’étude organisée par l’Inspé Paris le 20 mars sur le thème du sauvage arrivait à point nommé pour Nathalie Bernard dont le roman, Sauvages (Thierry Magnier, 2018), vient d’être publié en poche (collection « Pôle fiction », Gallimard jeunesse) : un bon moyen de rendre ce récit, qui évoque la rééducation forcée des Amérindiens au Québec, accessible aux élèves de collège et de lycée. Mais c’est son dernier roman, La Gardienne de la forêt (Thierry Magnier, 2023), dont l’action se déroule dans la forêt amazonienne, qui a permis d’introduire la réflexion sur la présence de l’animal sauvage dans la littérature de jeunesse. Dès son introduction, Éric Hoppenot, directeur de programme au Collège international de philosophie, l’a mis en lien avec Un Monde sauvage(l’école des loisirs, 2015), de Xavier-Laurent Petit, deuxième auteur invité, qui entraîne le lecteur dans la taïga russe où une garde forestière a osé emmener sa toute jeune fille avec elle.
Un autre regard sur l’animal sauvage
Il a d’abord été mis en perspective combien la représentation de l’animal sauvage en littérature de jeunesse avait pu être stéréotypée en en faisant souvent le méchant de l’histoire. L’image de Bagheera, la panthère noire du Livre de la jungle, de Kipling (1899 pour la traduction française), hantant sans doute l’imaginaire de beaucoup d’écrivains. Si l’animal sauvage s’apparente à une altérité à la fois « fascinante et effrayante », a souligné Éric Hoppenot, le regard que porte sur lui l’enfant lecteur relève aussi parfois de la moquerie. La tradition littéraire n’est pas d’ailleurs la dernière des responsables de ce travers. Dans de nombreuxfabliaux et dans plusieurs fables de La Fontaine, le loup est souvent le dindon de la farce.
Chez Nathalie Bernard et Xavier-Laurent Petit, l’animal sauvage est perçu comme un être vivant en danger permanent, au même titre que son territoire ravagé par la déforestation. De fait, le jaguar de La Gardienne de la forêt et la lionne d’Un monde sauvage changent de statut narratif. Loin de n’être que des éléments du décor naturel, comme l’a montré la formatrice Cécile Akil (Inspé, rectorat de Paris) lors de cette journée d’étude, ils deviennent des personnages à part entière qui tendent un miroir aux humains : « Silvio avait raconté à Diana ce moment qui lui avait semblé durer une petite éternité. Ses yeux dans ceux du jaguar, son souffle harmonisé au sien, l’un et l’autre dans la même position, il avait eu le sentiment étrange de se voir dans un autre corps », écrit Nathalie Bernard. « Miss Infinity n’était qu’à quelques centimètres, seule l’épaisseur ridicule de la portière m’en séparait, relate Xavier-Laurent Petit à travers sa narratrice. Ses grondements résonnaient jusqu’au creux de mon ventre. Je les sentais remonter le long de mes os, se répandre dans mon corps. Je ne bougeais pas, incapable de reprendre souffle. Et nos regards se sont croisés. Le mien, embué de terreur, et le sien, mordoré, braqué sur moi, insondable. »
Il s’agit d’avoir des « égards ajustés » avec l’animal sauvage, selon l’expression de Baptiste Morizot, philosophe du vivant (Manières d’être vivant, Actes Sud, 2020), alors même que, a renchéri Cécile Akil dans son propos, « l’animal sauvage nous renvoie à notre propre sauvagerie ».
Une écriture de l’attention au sauvage
Dans Le Dernier sur la plaine (Thierry Magnier, 2019), de Nathalie Bernard, il est aussi question d’animaux et notamment de bisons dont le massacre cause la perte du peuple comanche. Milly La Delfa, professeure de lettres et cinéma au lycée polyvalent de Cachan, en a proposé la lecture à ses élèves de seconde. Sa démarche visait à susciter une restitution authentique par la réalisation de mood board (montages composés de photos, d’illustrations etc., pouvant contenir du texte).
Le visionnage de quelques productions, ainsi que la diffusion d’autocritiques enregistrées par plusieurs élèves ont confirmé l’impact de ce roman qui les a touchés par sa capacité à rompre avec le storytelling propre au western. Dans celui-ci, l’affrontement des cow-boys et des indiens est central et profite aux premiers. Nathalie Bernard joue moins la carte de l’affrontement et laisse aux lecteurs – dans des pauses évocatoires – le temps de se familiariser avec un autre rapport à la nature environnante, avec toutes les espèces qui s’y agitent : « Le jour de ma naissance, au milieu de ces bourdonnements et de ces chants d’oiseaux, un gémissement monte dans l’air tiède. Une femme à la peau blanche et aux yeux clairs, accroupie au pied d’un tilleul, est en train de devenir mère. Au-dessus d’elle, l’aigle à tête blanche pousse son cri strident et mon corps tout neuf glisse entre ses cuisses. »
Inès Hamdi, qui enseigne les lettres dans un collège REP en Seine-Saint-Denis, a défendu quant à elle l’idée d’une lecture créative des œuvres littéraires. Elle faisait ainsi suite aux conseils de Pierre Bayard et de son idée de lecteur enquêteur, mais s’inscrivait aussi dans le courant écopoétique selon lequel le vivant n’est plus relégué à l’arrière-plan du récit. C’est selon cette double orientation qu’elle a entrepris de construire une séquence sur Un monde sauvage avec ses élèves de quatrième à partir de leurs premières impressions consignées dans leurs carnets de lecteur.
S’inspirer des sciences du vivant ?
Nathalie Bernard et Xavier-Laurent Petit ont plusieurs points communs, dont un attachement particulier aux romans de Jack London. Ils ont également tous les deux confié qu’ils n’envisageaient pas d’écrire une histoire sans effectuer de recherche approfondie sur leur sujet. Pour l’un comme pour l’autre, pas question d’évoquer l’Amazonie (Xavier-Laurent Petit, Itawapa, l’école des loisirs, 2013), (Nathalie Bernard, La Gardienne de la forêt) sans avoir épluché et intégré une grosse documentation.
Ils ont aussi témoigné d’un même intérêt pluridisciplinaire. Nathalie Bernard a mentionné spécifiquement son attrait pour l’ornithologie. La découverte du monde des oiseaux, leur identification, leur nomination, répondant pour elle à une forme d’« écologie de l’attention », pour reprendre le titre de l’essai du théoricien Yves Citton. Mais c’est bien d’avantage dans l’esprit des travaux de Baptiste Morizot (Manières d’être vivant, postface d’Alain Damasio, Actes Sud, coll. « Mondes sauvages », 2020), que s’est inscrit ce séminaire.
Petit-fils d’un ancien directeur du Muséum d’histoire naturelle, la passion de Xavier-Laurent Petit pour les sciences du vivant n’est pas moindre, un de ses fils étant d’ailleurs naturaliste. Il a évoqué sa lecture d’ouvrages de référence, comme Petit traité de philosophie naturelle (2020), de l’écrivaine et philosophe américaine naturaliste Kathleen Dean Moore, ou Dans l’œil du faucon (2015), de Kathleen Jamie, poétesse et enseignante écossaise.
Nathalie Bernard et Xavier-Laurent Petit ont ensemble défendu une écriture pour la jeunesse qui n’esquive pas sa responsabilité face à la crise écologique.
Ces deux auteurs ont réussi à « réempuissanter le vivant », pour reprendre l’expression de l’écrivain Alain Damasio, par le biais d’une écriture sensible, attentive et pénétrante, qui ne craint pas les sujets qui fâchent, autrement dit toutes les offenses faites à l’humain et à l’écosystème, transportant son lecteur ailleurs, en des territoires hostiles où les jeunes héros et héroïnes se fortifient en humanité. Sans doute faut-il « croire aux fauves », comme le dit si joliment l’anthropologue et essayiste Nastassja Martin, mais, pour y parvenir, élaborer des histoires aussi fortes que celles évoquées lors de cette journée.
A. S.
Sauvages, de Nathalie Bernard. Roman ado + 14 ans. Ed. Thierry Magnier, 288 pages, 14,50 €.
Un Monde sauvage, Xavier-Laurent Petit, l’école des loisirs, 184 pages, 15,80 euros.
Autre article autour du sauvage :
Antony Soron, « Faire hospitalité au sauvage ».
Ressources
Les œuvres de Nathalie Bernard sont présentées sur le site des éditions Thierry Magnier : https://www.editions-thierry-magnier.com/auteur-nathalie-bernard-23785.htm
Les œuvres de Xavier-Laurent Petit sont présentés sur le site de l’école des loisirs :
https://www.ecoledesloisirs.fr/auteur/xavier-laurent-petit
Compléments documentaires
- Série documentaire Gardiens de la forêt, disponible sur Arte.tv
- Catherine Mary, « Baptiste Morizot, un philosophe “sur la piste animale” », Le Monde,
14 décembre 2018. - Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Seuil, 2014.
- Nastassja Martin, Croire aux fauves, Gallimard, 2024.
L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.