La Générale, de Valentine Varela :
des élèves et des profs sur la balance
Par Antony Soron, maître de conférences HDR, formateur agrégé de lettres, Inspé Paris Sorbonne-Université
La voie technologique reste dévalorisée au lycée. Le fossé entre les élèves qui poursuivent des études et les autres ne cesse de s’élargir. Le documentaire La Générale en interroge les causes en montrant des enseignants dévoués et des élèves piégés par le couperet de l’orientation.
Par Antony Soron, maître de conférences HDR, formateur agrégé de lettres,
Inspé Paris Sorbonne-Université.
Depuis les années 2000, le cinéma a vu fleurir un grand nombre de films francophones sur l’école. Le plus connu étant peut-être Entre les murs (2008), adapté du roman de François Begaudeau, par Laurent Cantet et Robin Campillo. Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut distinguer deux catégories pour souligner les constantes et les singularités du film de Valentine Varela, La Générale : les films de fiction (d’inspiration autobiographique) comme Les Héritiers, deMarie-Castille Mention-Schaar (2014), ou La Vie scolaire, de Grand Corps Malade et Mehdi Idir (2019), et les films documentaires comme La Cour de Babel,de Julie Bertuccelli (2013), ou Nous, princesses de Clèves, de Régis Sauder(2011), qui s’est prolongé l’an dernier avec En nous (voir son entretien avec L’École des lettres et la critique du film).
« L’école » a rarement été autant questionnée par la conscience collective. Chaque réalisateur cherche à sa façon à capter quelque chose du phénomène scolaire en filmant un quotidien où les instants de grâce se télescopent avec quantité de moments triviaux. Dans ce sillage, La Générale pose la question de la place de chacun : la seconde générale jouant le rôle d’antichambre (du lycée : technique ou général ? De la vie après la vie active), mais aussi d’impasse. Car, pour quelques élèves qu’ils arrivent à soutenir, porter, pousser, nombre d’enseignants témoigne d’un malaise dans le système scolaire. La seconde générale, c’est aussi un palier dans les parcours scolaires, au mieux, parfois un centre de tri. Mais dans la classe que suit Valentine Varela, c’est le volontarisme et l’énergie qui priment et forcent l’admiration.
Une caméra embarquée au lycée
La genèse du film tient à une rencontre inopinée entre une documentariste et Christine, professeure de sciences et vie de la terre. Il prend alors l’envie à Valentine Varela de voir comment cette femme si entière, si déterminée, telle qu’elle lui apparaît dans les cours de gymnastique où elles sont voisines de tapis, s’y prend avec ses élèves du lycée Émile-Dubois dans le 14e arrondissement de Paris. De l’envie à la décision, il n’y a qu’un pas ou plus précisément une urgence, quand la réalisatrice apprend qu’il ne reste à Christine plus qu’un an avant la retraite. Ensuite, il s’agit d’une question de méthode. En effet, planter sa caméra à l’intérieur d’un établissement scolaire suppose d’être suffisamment discret pour, au plus vite, faire partie du décor.
Heureusement, élèves comme professeurs ont vite fait d’oublier cette caméra. Les uns et les autres ont d’autres chats à fouetter : retards, micro-conflits, les journées de cours que filme Valentine Valera sont à la fois toutes et jamais les mêmes. Chaque prise de vue fait sens, notamment quand l’attitude d’un élève est saisie en flagrant délit de désintérêt ostensible, quand même certains présents en cours et à l’heure en sont en réalité absents : parce qu’ils rêvassent, baillent ou dorment complètement.
Défilent des situations pédagogiques et éducatives banales, au sens où elles sont communes à tous les établissements de l’Hexagone et pourtant irrésistiblement captivantes, parce que Valentine Varela cherche à saisir quelque chose de la personnalité et d’une histoire derrière une mimique, un geste, une réaction.
La scène inaugurale donne le ton. En quelques plans successifs, toute la difficulté du métier est mise en perspective. Ça discute, ça conteste lors d’une remise de contrôle noté, mais Christine l’enseignante ne lâche rien, tout à la fois déterminée et patiente, sans concession, le verbe haut mais jamais cassante. Valentine Varela la confronte particulièrement à Imane. Jeune fille qui constitue un personnage phare du film, forte tête vive d’esprit, elle aimante d’emblée la caméra et ce jusqu’à la fin. Imane, dont on découvrira ensuite le destin très particulier ; Imane, pour une fois silencieuse et discrètement émue en écoutant le chant et la musique baroques lors d’une initiation à cet art au CDI.
Le pire pour un réalisateur désireux de filmer les lieux scolaires, la classe, la salle des professeurs, le bureau de l’infirmière, celui du conseiller principal d’éducation, serait de rechercher dans chaque huis clos une situation spectaculaire. Rien n’est forcé dans La Générale. Le spectacle, pour tout extérieur à l’Éducation nationale, c’est d’être témoin du travail enseignant, dans la classe et en dehors, de leurs échanges en liberté, de leurs débats, de leurs relations parfois avec des parents dépassés. Le naturel des scènes filmées par la documentariste ne laisse jamais indifférent. Tour à tour, on rit, on s’agace, on s’émeut, qu’une séquence se déroule pendant un conseil de classe ou qu’elle transporte dans une sortie scolaire au musée d’Orsay.
Un théâtre scolaire, pour quel dénouement ?
Valentine Varela est aussi comédienne pour la télévision, le cinéma et le théâtre. Et c’est peut-être ici que son documentaire se distingue. Elle a su positionner sa caméra aux bons endroits pour filmer non seulement les salles de classe, mais aussi les vestibules, les corridors, pour reprendre le lexical théâtral, comme dans cette courte scène où Christine reprend vertement Salah dans la petite salle d’attente qui jouxte le bureau de la CPE. Ce parti pris théâtral se retrouve dans les insertions musicales, notamment d’airs baroques, comme pour faire entendre l’intimité refoulée d’une Imane ou d’un Salah capables de partitions moins mélodieuses…
Dans le petit théâtre scolaire, le choix du titre n’est pas indifférent. « La générale », c’est l’ultime répétition en public avant « la première » d’une pièce. Or, ici, les élèves sont en seconde générale, en balance donc, pour les plus fragiles entre la première « générale » et la première « technologique » (voire la « rétrogradation » en voie « pro »), entre ce qu’ils présument être la voie d’accès à un parcours normal et ce qu’ils estiment correspondre à une voie de garage.
En ce sens, le film est d’emblée empreint d’une tension que l’on sent poindre dans chaque regard. Un drame n’est-il pas en train de se jouer tandis que les « comédiens » feignent de ne pas le voir se cristalliser ? Pour reprendre le titre du magnifique film d’Abdellatif Kechiche (qui contient trois scènes de classe exemplaires), tout ici relève de « l’esquive » (2003) à l’exemple de Salah qui affirme sans trembler, petit sourire tranquille aux lèvres, qu’il va les avoir (les encouragements) alors que tout dans son comportement et dans son travail laisse penser le contraire.
La force du documentaire est de montrer sans tabou l’usage abusif du téléphone portable sur les genoux dans la classe, les ricanements, les interpellations déplacées, l’incapacité à se concentrer. Le spectateur prend conscience qu’il y a quelque chose qui ne va pas dans la pièce qui se joue devant lui, quelque chose qui coince dans les rouages de l’intrigue et qui expliquerait que trop d’élèves donnent l’impression de jouer la comédie, quelque chose résumable en un mot : orientation.
Tant qu’il y aura des profs…
Les professeurs sur qui la caméra pointe n’ont rien de gourous émancipateurs dont le modèle serait le mythique professeur Keating du Cercle des poètes disparus (1989), plus proche en somme de la classique Madame Gueguen des Héritiers, que du moderne François d’Entre les murs. Qu’ils soient au café ou en salle des profs, cette bande de professeurs ne cesse de se raconter des histoires d’élèves usant, comme par nécessité, d’un humour prononcé.
« Les « D », ils sont assez chauds ?
– Ah, ils sont chiants, je te le confirme. »
Qui dira, devant cette équipe, que les enseignants n’ont plus la foi ? La façon de filmer de la documentariste neutralise tout de même tout débordement d’idéalisme, comme en témoigne la réplique du fataliste Manu, professeur de français, face au peu d’entrain des élèves à sortir le document demandé : « Là, c’est moi qui désespère ». C’est aussi la force des équipes que de réunir des Christine et des Manu.
Reste que le compte à rebours est enclenché dès la rentrée pour les élèves. Derrière leurs attitudes transgressives ou simplement désinvoltes, ils sentent que la question de leur orientation les dépasse un peu. Ils ont beau feindre, mentir, promettre des progrès immédiats, ils ne mentent pas à la caméra qui capte des regards dans le vague, voire dans le vide. Pour autant, ils ne semblent pas en quête de sauveurs. Ce qu’ils espèrent sans doute, c’est que les adultes les aident à trouver une voie sinon royale, au moins raccord avec leurs potentialités et leurs aspirations. Et à cette fin qu’ils les prennent au sérieux, soit à la fois comme des adultes en devenir et des êtres qui tanguent, nécessitant, de fait, des repères. D’où l’extraordinaire scène où Maureen, l’autre professeur de français, s’appuyant sur l’ironie de l’incipit de La Chartreuse de Parme, après avoir demandé à ses élèves s’ils se considéraient comme des enfants, conclut que, comme ce n’est pas le cas, elle s’autorisera à « être ironique » avec eux. Et si les enseignants sont filmés parlant à des élèves et regardés depuis le regard de l’élève, Valentine Varela surprend peu de discussion entre élèves sur leurs aînés ou leur année.
La Générale donne du grain à moudre aux penseurs et acteurs de l’école républicaine mais également à quiconque cherchant à se rassurer sur l’évidence qu’il n’y a pas d’avenir sans scolarité et sans professeurs solidaires. L’humour et l’humanité de l’équipe pédagogique filmée dynamisent le film : Christine, Maureen, Emmanuel, Catherine, Isadora, Isabelle, Tommy, Catherine, Maria, Harmia, Margarida. On se prend à redouter le désastre pour les élèves si de tels enseignants venaient à perdre confiance en eux.
A. S.
La Générale, documentaire français de Valentine Varela (91 minutes), sortie le 23 novembre.
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