La comédienne Dominique Blanc
au baccalauréat :
un parcours exemplaire au théâtre
Par Alain Beretta
Pour la première fois, le programme des élèves de terminale en spécialité théâtre propose l’étude de l’évolution d’un(e) comédien(ne). C’est Dominique Blanc qui a été choisie pour son engagement, son travail, son exigence, sa vocation. Ce dont elle témoigne dans son livre, Chantiers, je.
Par Alain Beretta
Dominique Blanc est probablement plus connue du grand public pour ses prestations au cinéma ou à la télévision que pour ses rôles au théâtre. À l’écran, elle a joué dans plus d’une cinquantaine de films depuis 1986 et a remporté pas moins de quatre César déjà pour Milou en mai (Louis Malle, 1990), Indochine (Régis Wargnier, 1993), Ceux qui m’aiment prendront le train (Patrice Chéreau, 1999) et Stand-by (Roch Stéphanik, 2000).
C’est peut-être plus encore la télévision qui la fait connaître en 1995 avec L’Allée du roi, de Nina Companeez, où elle incarnait Madame de Maintenon. Mais c’est dans l’art dramatique qu’elle s’investit et s’épanouit le mieux. Et comme les lycéens qui choisissent l’option théâtre sont surtout intéressés par le jeu, ils ont la chance de découvrir les rôles très différents d’une grande comédienne.
En accord avec le ministère de l’Éducation nationale, trois enseignants en spécialité théâtre ont en effet eu le bon goût de choisir Dominique Blanc pour le parcours de comédienne, laquelle a accepté avec enthousiasme.
« L’enseignement du théâtre en classe de terminale vise l’approfondissement de la compréhension du théâtre comme art et du fait théâtral comme pratique sociale et expérience anthropologique variable selon les périodes et les lieux. Dans ce but, et dans le cadre de la préparation aux épreuves du baccalauréat, le travail conduit avec les élèves prend appui sur un programme limitatif qui comporte deux questions renouvelables par moitié tous les ans, soit : un texte dramatique, ou un ensemble de textes ; une notion d’esthétique théâtrale ou d’analyse dramaturgique ; un thème transversal à plusieurs œuvres dramatiques ou à plusieurs spectacles ; un ou une artiste de théâtre dans plusieurs aspects de sa production artistique ; le travail d’une compagnie ou d’un collectif approché par plusieurs réalisations théâtrales. Chacune des questions au programme limitatif est accompagnée d’une ou deux captations de référence. »
Encore fallait-il circonscrire un corpus parmi quelque trente prestations. La comédienne a élu trois rôles emblématiques dans des genres dramatiques différents : une comédie, Le Mariage de Figaro, de Beaumarchais, où elle joue Suzanne (1987) ; une tragédie, Phèdre, de Racine, où elle est le personnage titre (2003) ; un drame, Angels in America, de Tony Kushner, où elle incarne six personnages (2020). Soit trois époques de sa vie de femme et d’artiste, où elle a toujours su s’effacer derrière la vérité du personnage qu’elle interprète.
Parallèlement à l’aventure pédagogique où elle s’est engagée, Dominique Blanc a écrit un livre, Chantiers, je (Actes Sud, 2023). Le mot « chantiers » traduit une force de vie pour élaborer « l’architecture avec ses fondations » que constitue un spectacle, et le « je », c’est le jeu, qui fait « devenir soi-même à travers les autres ». Dans ce livre, après avoir donné quelques renseignements sur sa jeunesse et sa découverte du théâtre, la comédienne répond, pour chacune des trois pièces choisies, aux questions des trois professeurs responsables de cette initiative.
Premiers pas sur scène
Durant sa tendre enfance lyonnaise, Dominique Blanc aime déjà jouer des rôles : se déguiser avec ses frères et sœurs, écouter aux portes. À l’école primaire, elle voit ses premiers spectacles : Six personnages en quête d’auteur, de Pirandello, et Le Misanthrope, de Molière ; puis, dans un style plus original, Tartuffe, avec sa mère. Au collège, où elle se sent mal, elle voudrait soigner sa crise d’adolescence par des cours d’art dramatique : sa mère l’inscrit au Petit Théâtre de Poche de Jeanine Berdin où, malgré sa timidité, elle brille, à 16 ans, dans une scène du Journal d’Anne Frank.
On veut la présenter au conservatoire, mais son père s’y oppose. Pendant ses années d’études scientifiques au lycée, elle découvre avec passion Marguerite Duras et admire au TNP de Villeurbanne la pièce Massacre à Paris, mise en scène par Patrice Chéreau. La bachelière doit alors choisir un métier, et elle intègre l’école d’architecture de Lyon. Mais elle s’y ennuie, et, à 20 ans, décide de monter à Paris.
Partir pour Paris
Le premier contact avec la capitale est rude. Après avoir fréquenté un temps l’École du Louvre, qui la déçoit, Dominique Blanc songe à revenir à son rêve théâtral, et elle s’inscrit à l’école de feu Charles Dullin, qui ne lui convient pas. Mais deux heureux événements vont tout changer.
Le premier est la découverte du cours Florent, soit « la vie pure ». La nouvelle arrivée y dit un poème de Prévert, Dans ma maison. Elle juge que sa prestation fait « un gigantesque bide », mais François Florent la félicite, et l’invite à travailler la mort de deux héroïnes théâtrales, La Jeune Fille Violaine, de Paul Claudel, et la Jeanne d’Arc, de Charles Péguy. Tout en enchaînant de nombreux petits jobs pour survivre, ce travail commence : « Ce sera mon premier chantier ».
Parallèlement, Dominique Blanc échoue trois années consécutives aux concours du Conservatoire national supérieur et de l’École de la Rue Blanche. Afin de la consoler, François Florent lui conseille, en 1979, de passer le concours pour la classe libre qu’il vient de créer et, cette fois, l’apprentie comédienne est prise. Un des trois membres du jury de ce concours, Pierre Romans, va constituer le second heureux événement.
Patrice Chéreau et Tchekhov
Double événement, en réalité, car Pierre Romans va conduire Dominique Blanc à Patrice Chéreau. Pendant l’année de la classe libre, le premier, grand pédagogue, fait travailler ses étudiants sur Tchekhov, qui deviendra et restera le dramaturge préféré de la comédienne. Pour l’heure, elle joue deux rôles dans La Mouette, et un dans Platonov. À la fin du travail, à l’été 1980, un spectacle est donné, et seul Pierre Romans sait que Patrice Chéreau y assiste. Celui-ci apprécie la représentation et, en septembre, contacte Dominique Blanc pour l’inviter à jouer dans sa mise en scène de Peer Gynt, d’Ibsen, « la scène des trois folles », à savoir des trolls norvégiens.
Au début de 1981, Dominique Blanc découvre le travail à la table, c’est-à-dire la lecture de la pièce « en la parcourant dans tous les sens ». Puis sur les planches du TNP de Villeurbanne. Elle est invitée à assister à toutes les répétitions, ce qui lui fait admirer des comédiens chevronnés, notamment Gérard Desarthe et Maria Casarès. Le spectacle est un grand succès, jusqu’à la dernière représentation jouée en intégralité (huit heures).
Dominique Blanc vit sa véritable naissance au théâtre grâce à Patrice Chéreau. Comme on ne lui offre pas d’autres rôles, il la distribue à nouveau en 1983 dans Les Paravents, de Jean Genet, où elle tient le rôle de Djemila. Suivent quatre autres spectacles, notamment sous la direction de Pierre Romans, Luc Bondy et Jacques Rosner.
En 1986, la comédienne aborde le cinéma : Régis Wargnier la propulse dans La Femme de ma vie, où elle interprète une alcoolique. Cette même année, elle commence à travailler Beaumarchais. Elle interrompt avec ce dramaturge le récit de ses débuts dans Chantiers, je pour enchaîner avec ses réponses aux questions posées par les trois professeurs à propos des trois spectacles au programme de terminale.
Premier grand rôle : Suzanne dans Le Mariage de Figaro (1987)
Quand le metteur en scène du spectacle, le renommé Jean-Pierre Vincent, contacte Dominique Blanc, elle n’a vu qu’une seule de ses mises en scène, Le Palais de justice, évocation d’une sorte de tribunal, qui l’a impressionnée. Habitué à travailler avec ses fidèles, il avait déjà prévu la distribution du Mariage de Figaro, sauf pour les rôles de Figaro et de Suzanne. Pour cette dernière, il avait d’abord pensé à Juliette Binoche, qui décline, et, en voyant Dominique Blanc, il a été ébloui. Elle pensait qu’il la voulait pour le rôle de la comtesse, mais elle jubile d’avoir, pour la première fois, avec Suzanne, un rôle si solaire, qu’elle devra mettre en valeur afin d’établir un contraste avec André Marcon, l’acteur choisi pour incarner un Figaro un peu naïf.
Aussi, la comédienne prépare-t-elle son personnage, comme elle le fera toujours, avec fougue, en lisant tout ce qui a été écrit sur la pièce. Puis elle apprend toute seule son texte, qu’elle mémorise vite. Les lectures à la table sont rapides, et les répétitions suivent aussitôt sur la scène du Palais de Chaillot, où le spectacle sera donné. Sa vaste salle fait peur, mais l’atmosphère est harmonieuse, et les décors, exécutés par un peintre, sont superbes. Dominique Blanc est particulièrement enchantée par son costume, « presque un partenaire », grâce à un corset, qui aide au maintien et à la respiration, ainsi qu’aux chaussures, qui conditionnent une démarche.
Jean-Pierre Vincent entend centrer sa mise en scène sur la gaieté et la sensualité de la pièce, ce « badinage innocent et léger », revendiqué par Beaumarchais, « badinage » mené par les femmes (outre Suzanne, la comtesse, Marceline et Fanchette). Dominique Blanc va donc faire ressentir la séduction rieuse de Suzanne, tout en lui ajoutant une portée féministe. En outre, la comédienne a remarqué que Suzanne est orpheline, et elle va alors chercher à lui inventer une vie, lui accordant notamment « une force d’âme impressionnante », puisqu’elle est parvenue à devenir la camériste de la comtesse. Vincent fait ainsi cheminer sa comédienne, timide au départ, vers un rôle qui ne semblait pas fait pour elle : cette manière de travailler « au plus près de l’humain » convient parfaitement à Dominique Blanc, qui la trouve moins souvent pratiquée de nos jours.
Habileté du jeu
Deux passages où Suzanne et Figaro sont en tête-à-tête montrent bien l’habileté du jeu de Dominique Blanc. De telles scènes ont été travaillées plus longuement que les scènes d’ensemble, jouées vite pour gagner en virtuosité. D’emblée, dès son entrée quand la pièce commence, la comédienne virevolte avec son « chapeau de mariée » qu’elle tient en main comme un trophée. Puis très vite, sous cette apparente futilité, elle révèle l’intelligence intuitive de son personnage : quand Figaro lui apprend que leur chambre leur est attribuée par son maître, le comte Almaviva, qui occupe la chambre contigüe, Dominique Blanc passe de l’enjouement à la rigidité, tournant le dos à son fiancé, car elle a compris les sournoises intentions du Comte, détenteur d’un certain « droit du seigneur » qui la viserait.
À la scène 10 de l’acte I, à Figaro qui a demandé au comte de renoncer à ce droit afin que Suzanne puisse célébrer sa vertu, la camériste réplique : « Laisse ma figure et ne vantons que sa vertu ». C’est alors que Dominique Blanc s’agenouille et lève les bras dans un geste digne d’une héroïne tragique, dont le caractère artificiel fait d’autant mieux passer l’ironie.
Le spectacle a été très bien reçu : Dominique Blanc le qualifie même d’« historique ». En tout cas, son interprétation a été chaleureusement appréciée. Un article du Quotidien (10 février 1987), intitulé « un César via Beaumarchais », affirme qu’elle a su nourrir son rôle et que, certainement, « elle en sait sur lui plus que n’en savait peut-être Beaumarchais lui-même » ; il ajoute qu’« on n’oublie pas son regard profond, sa façon singulière de se déplacer, sa voix à la fois douce et tendue d’énergie ». Cependant, Dominique Blanc ne sera pas « césarisée », mais nommée toutefois au Molière 1987 de la révélation théâtrale, et surtout elle peut affirmer : « Vincent m’a offert pour la première fois de ma vie de comédienne un premier rôle ». Elle ne retrouvera plus au théâtre un personnage aussi gai, qui a su faire rire le public.
Le rôle de la maturité : Phèdre, de Racine(2003)
Seize ans après la gaieté douce-amère d’une comédie, Dominique Blanc plonge dans un univers tragique en incarnant la Phèdre de Racine, sous la houlette du metteur en scène qui l’a découverte en 1980, Patrice Chéreau. Elle n’a pas travaillé au théâtre avec lui depuis 1983 (Les Paravents), mais a joué dans deux de ses films, La Reine Margot (1993) et Ceux qui m’aiment prendront le train (1999) qui lui a valu un César. Jusque-là, Chéreau n’avait jamais abordé la tragédie classique, qu’il trouvait trop codifiée, mais il veut montrer comment elle peut s’avérer moderne.
Pour incarner l’héroïne tragique par excellence, il pensait à Isabelle Adjani, qui avait été dix ans plus tôt sa Reine Margot au cinéma, mais elle décline. C’est alors qu’il vient rendre visite à Dominique Blanc, qui se trouve chez elle, souffrant d’une chute (qui l’a empêchée de jouer Nina dans La Mouette). Lorsqu’il lui propose d’être Phèdre, elle éclate en sanglot, impressionnée par l’importance de l’aventure, et particulièrement intimidée par l’alexandrin. Mais elle relève le défi, et ne le regrettera pas.
Afin qu’une tragédie du XVIIe siècle parle à un public contemporain, Chéreau réfute la facilité d’une actualisation artificielle par costumes et décors. Plus profondément, il se fixe deux objectifs principaux. D’abord, revenir aux sources du tragique, soit à l’Antiquité, c’est-à-dire, pour Phèdre, à Euripide et Sénèque, en accordant notamment une place très importante à Hippolyte. Ensuite, incarner les mots dans les corps, constante esthétique de celui qui a écrit Les Visages et les corps.
Engagement physique : une Phèdre « jusqu’au sang »
À cet effet, pour rapprocher au maximum comédiens et spectateurs, Chéreau est heureux d’inaugurer les Ateliers Berthier, annexe de l’Odéon, où il installera l’espace scénique au centre de deux gradins bi-frontaux. Enfin, dans le même but de gommer les habitudes, il entend casser le mode de diction de l’alexandrin, voulant aller « à l’intelligence du sens, au nerf ». C’est pourquoi il ne fera aucun cas de la ponctuation traditionnelle, souvent coupée à l’hémistiche, d’autant qu’il trouve une ancienne version de la pièce avec une ponctuation très différente.
Les premières répétitions suscitent une certaine inquiétude. Les comédiens sont paralysés en découvrant l’espace scénique inhabituel, qui les fera frôler certains spectateurs. Puis, peu de temps avant la première du spectacle, l’actrice qui incarnait la nourrice Œnone, Michelle Marquais, doit stopper son travail pour raison de santé. Dominique Blanc s’en trouve désorientée, tant son personnage tient à être rassuré par cette nourrice, et elle doit s’adapter à sa remplaçante, Christiane Cohendy. Par ailleurs, Chéreau ne lui indique pas toujours assez précisément ce qu’elle doit faire, notamment pour jouer la mort de Phèdre : il estime que ce passage n’est pas très intéressant, préférant finir sur l’image de Thésée et Théramène anéantis par la mort d’Hippolyte, et il demande seulement à la comédienne de baver.
Mais vite, l’engagement physique de Dominique Blanc devient intense, la respiration du texte devant émaner de tout le corps. Sa Phèdre sera avant tout humaine et charnelle, ravagée qu’elle est par les contradictions du désir : elle doit « aller jusqu’au sang », ne s’épargnant ni larmes ni sueur. De fait, dès qu’elle entre en scène, l’héroïne se montre désespérée, regardant le sol, presque bossue tant elle est courbée ; elle va même s’agenouiller, puis se relève brutalement pour proférer : « Soleil, je viens te voir pour la dernière fois ». Après quoi elle erre, hagarde, sans regarder Œnone, jusqu’à ce que celle-ci, intriguée par un tel comportement, en devine la cause en prononçant « Hippolyte ». Phèdre vient alors enlacer sa partenaire, pour lui avouer un premier « J’aime », murmuré, suivi aussitôt d’un autre, crié. En quelques minutes, l’héroïne est ainsi passée par la honte, la culpabilité, la peur, la torture, grâce au jeu de son interprète.
Rapprocher Phèdre des dieux antiques
Parfois, cette dernière improvise spontanément un geste imprévu. C’est le cas lors de la déclaration de Phèdre à Hippolyte (acte II, scène V), où les deux personnages peuvent se frôler, mais non se toucher. Chéreau suggère à un moment à Dominique Blanc qu’elle dévoile sa poitrine : la vision du sein nu fait qu’Hippolyte (Éric Ruf) lâche son épée, et sa partenaire s’en saisit, comme si elle allait le tuer. Ce geste révèle profondément une violence qui plaît au metteur en scène : les deux protagonistes ne se laissent pas séparer, et, nouant d’étranges complicités, semblent se continuer l’un l’autre, tant ils constituent les deux versants d’un même destin maudit.
Dominique Blanc est également à l’origine d’un aspect inattendu de la pièce : la présence scénique, à certains moments, du fils de Phèdre, un enfant qu’Œnone tient par la main, manière de rappeler que Phèdre n’est pas seulement belle-mère, mais aussi mère. D’une manière générale, Dominique Blanc a réussi ce qu’elle souhaitait : « rapprocher Phèdre des dieux antiques » : à plusieurs moments, l’héroïne semble s’élever au-dessus d’un plan terrestre pour nous offrir une offrande quasi mystique. Quand « la fille de Minos et de Pasiphaé » maudit, en créant et levant les bras vers le ciel la déesse Vénus, responsable de son malheur, on retrouve les mythes grecs qui nous forgent, ce qui a pu faire dire à un critique que « la métaphysique devient physique ».
Ouvrir les portes du Français
Dès sa création, le 15 janvier 2003, la pièce remporte un énorme succès, et deviendra vite « culte » ; on peut en prendre connaissance en visionnant la captation en DVD qu’en a réalisée Stéphane Metge, qui permet d’apprécier, parfois en gros plan, le jeu de Dominique Blanc. La comédienne a fait un triomphe, au point que nombre de jeunes femmes lui ont avoué avoir voulu aborder ce métier parce qu’elles l’avaient vue dans Phèdre. Dans la presse, l’éloge des critiques est unanime, et celui de Mathilde La Bardonnie, dans Libération du 24 janvier, pourrait les résumer : « Dominique Blanc pourrait être la Champsmeslé, favorite de Racine, Réjane, mais aussi la Duse, ou pourquoi pas Orane Demazis dans son petit tailleur de deuil : bref, elle est en réalité la Phèdre absolue ». En outre, c’est à ce rôle qu’un peu plus tard la comédienne devra son entrée à la Comédie-Française, quand son partenaire, Éric Ruf, impeccable Hippolyte, en deviendra l’administrateur général.
Mais l’engagement de Dominique Blanc a été si intense, qu’après ce spectacle, elle s’est retrouvée dans un vide qui a engendré une sérieuse dépression, d’autant qu’elle ne recevait aucune autre proposition de travail. C’est à nouveau Chéreau qui la sauvera, en lui offrant de jouer, seule en scène, son adaptation de La Douleur, le récit de Marguerite Duras (admirée depuis le lycée par la comédienne) racontant son attente du retour de son mari depuis un camp de concentration. Ce spectacle, créé en 2008, a été repris en 2021, sans avoir rien perdu de sa force : « La plainte rauque qui émane de l’actrice d’apparence si fragile glace le sang », affirme Jacques Nerson dans L’Obs.
Six rôles virtuoses : Angels in America, de Tony Kushner (2020)
Après avoir renoué avec la tragédie (Perséphone, de Stravinski en 2012) et la comédie (La Locandiera, de Goldoni en 2013), Dominique Blanc entre à la Comédie-Française le 19 mars 2016. Elle y est d’abord employée dans une autre tragédie de Racine, Britannicus (2016), où elle incarne Agrippine, mère de l’empereur Néron, puis dans six autres spectacles, avant d’aborder une nouvelle aventure en 2020 avec Angels in America. Elle va y jouer non plus seulement un rôle tragique ou un rôle comique, mais elle se glissera dans la peau de six personnages très divers, femmes et hommes.
Cette pièce chorale devenue mythique de l’Américain Tony Kushner, « juif, homosexuel et marxiste » ainsi qu’il se définit, est une sorte d’épopée contemporaine qui évoque la société américaine des années Reagan avec, pour fil noir narratif, l’épidémie du sida. Cette pièce a obtenu un grand succès depuis sa création en 1991 à San Francisco : elle a reçu en 1993 les prix Pulitzer et Tony Award, a été adaptée à la télévision et à l’opéra. Et en 2020, la voici qui entre au répertoire de la Comédie-Française. C’est Arnaud Desplechin, plus connu par ses films, qui entend la monter pour deux raisons essentielles : les échos contemporains de son sujet et le mélange des genres théâtraux, « Shakespeare et Brecht, plus Brodway ». Les sept heures de la version intégrale seront réduites à trois, avec néanmoins par moins de quarante-quatre changements de tableaux et vingt-trois personnages incarnés par huit comédiens.
Préparation avec Arnaud Desplechin
La comédienne connaît et admire le travail cinématographique de Desplechin depuis le choc que lui a causé son film, La Sentinelle. Elle est donc fière qu’il ait pensé à elle, mais ne s’attendait pas à incarner six personnages : trois hommes (un rabbin, un médecin, un militaire soviétique), deux femmes (une mormone et Ethel Rosenberg) et un ange. Cette volonté de l’auteur est audacieuse, mais Dominique Blanc rappelle que « ça remonte aux origines du théâtre ». Afin de préparer sa comédienne au travail qui l’attend, le metteur en scène lui demande les pistes d’inspiration qu’elle souhaite pour ses personnages. Elle ne veut pas partir de clichés : pour le rabbin, elle entend se fonder sur des documentaires, et pour l’hébreu, un violoniste lui apprendre l’accent yiddish ; pour la femme mormone, Desplechin lui propose de visionner des films comme Witness (Peter Weir, 1985)ou Le Convoi des braves (John Ford, 1950).
Quand commencent les répétitions, la comédienne et son metteur en scène travaillent souvent dans l’intimité, plus sur l’écoute que dans le regard. Il faut s’occuper de six costumes qui, eux aussi, doivent paraître authentiques, sans friser le comique. Dominique Blanc a quelques coups de cœur : pour le médecin, elle veut des lunettes très années 1980 ; pour Ethel Rosenberg, accusée avec son mari d’avoir livré des secrets atomiques à l’URSS et exécutée en 1953, elle cherche un chapeau qui soit à la fois joli et un peu ridicule. Le plus affolant, ce sont les changements de costumes, qui doivent être très rapides. Mais, grâce à une parfaite synchronisation, l’enchaînement du premier filage ne pose aucun problème, et il en sera de même à la première représentation.
Avant de les détailler, disons d’emblée que Dominique Blanc est restée méconnaissable de l’un à l’autre, d’autant que ses six personnages n’interviennent qu’une seule fois.
Première partie : « Le Millénium approche »
Dominique Blanc y apparaît quatre fois différemment. Elle incarne d’emblée le rabbin Isidore Chemelvitz, juif orthodoxe qui prononce avec humour et mordant l’oraison funèbre d’une vieille dame ayant échappé à la Shoah, annonçant ainsi le thème de la critique de l’antisémitisme, associé à celle de l’homophobie. Cette dernière dérive est incarnée par le personnage de Roy Cohn, pourtant homosexuel mais non assumé. Quand, souffrant, il arrive à l’hôpital, Dominique Blanc devient son médecin et lui affirme qu’il est victime du sida, sûre d’elle dans sa blouse blanche.
Après ces deux rôles masculins, la comédienne endosse deux rôles féminins. D’abord celui de Hannah Pitt, mormone de Salt Lake City, à laquelle son fils, marié, apprend qu’il est homosexuel : il lui téléphone, face au public, tournant ainsi le dos à la comédienne, apparaissant au loin. À la suite de celle nouvelle choc, Hannah viendra à New York, lieu de l’action, pour s’occuper de sa belle-fille dépressive et shootée au Valium. Dominique Blanc réapparaît ensuite en être surnaturel, portant cependant manteau et petit chapeau, qui figure le fantôme d’Ethel Rosenberg : elle vient hanter Roy Cohn, qui l’a condamnée à mort, événement réel odieux de l’époque du maccarthysme.
Seconde partie : « Perestroïka »
Parallèlement au début de la première partie, la seconde s’ouvre, elle aussi, par un monologue de Dominique Blanc. Cette fois, à la place du rabbin, elle entre tout aussi bien dans la peau d’un certain Alexis Pralapsarianov, général russe plus vieux bolchevik vivant : ainsi, Tony Kushner affirme-t-il ses deux identités de juif et marxiste. Pour sa sixième et dernière apparition, la comédienne change encore de registre : la voici un membre du directoire céleste des apparatchiks angéliques, plus clairement l’ange Asiatica, accompagnée de cinq autres anges. Elle se fait la maléfique messagère d’une apocalypse certaine.
Molière 2020 du meilleur second rôle
Au bout du compte, Dominique Blanc a pris beaucoup de plaisir à varier six fois ses intonations, ses accents, ses gestes, ses déplacements, afin de se métamorphoser littéralement. Aussi, comme lors de son incarnation de Phèdre, mais pour toutes autres raisons, les critiques ont-ils été unanimement épatés : « Elle ne néglige aucun de ses personnages, parvenant au contraire à les individualiser, même ceux qui paraissent stylisés. » (Théâtre & Co) ; « Elle est si surprenante que, dans ses premières prestations, on ne la reconnaît pas. » (La Croix). Bref, Dominique Blanc a largement mérité le Molière 2020 du meilleur second rôle.
Angels in America a été bien accueillie, mais peu jouée au début de 2020, en raison du confinement survenu en mars. Elle a été reprise en 2021 et au printemps 2023, à un moment où ses propos résonnaient particulièrement avec l’actualité. Non seulement le sida n’a pas vraiment baissé en France, mais se répand de plus en plus la notion de « genre », interrogeant sur l’identité. Or, quoi de plus approprié que d’offrir à une femme des rôles d’hommes ? « Inscrire et réinventer les femmes et le masculin […] pour découvrir sa vraie identité et sa vraie place dans le monde. » : c’est un des buts du théâtre estime Dominique Blanc.
S’inscrire dans le désir de l’autre
Les rôles incarnés à trois occasions, de 1987 à 2020, par la comédienne suffisent à illustrer non seulement les multiples facettes de son talent, mais aussi son ouverture d’esprit, voire son audace à tout jouer, et chaque fois à tout nous faire croire. C’est en grande partie en raison de sa profonde envie de s’« inscrire dans le désir de l’autre », à savoir que cet autre la découvre dans un rôle auquel elle n’avait pas pensé et à l’intérieur duquel elle va « pouvoir construire et inventer ». Et si Dominique Blanc est au programme des classes de terminale, c’est autant parce qu’elle donne une leçon de vie qu’une leçon de théâtre. Comme le dit Jérôme Garcin dans L’Obs du 21 septembre 2023, « les élèves ne vont pas seulement apprendre d’elle ce qu’est l’ardent, incandescent, exigeant travail dramatique, ils découvriront aussi que rien, ni les rebuffades, ni les échecs, n’arrêtent une vocation ». Quelle chance ce bac Blanc !
A. B.
- Angels in America dans la revue L’Avant-scène Théâtre n° 1475-76, janvier 2020.
- Phèdre, de Chéreau, DVD de la captation du spectacle par Stéphane Metge.
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