La Chute des anges, une divine surprise
La metteuse en scène Raphaëlle Boitel nomme « cirque chorégraphié théâtral » ce genre qui croise plusieurs disciplines des arts vivants, comme dans le spectacle qu’elle présente pour les fêtes au théâtre du Rond-Point. Sept personnages venus d’ailleurs débarquent dans notre monde…
Par Pascal Caglar, professeur de lettres (Paris)
Lorsque vous dites cirque, certaines personnes prennent un air pincé, comme offensées à l’idée qu’on puisse les supposer amateurs de cirque. Il est temps de balayer ce préjugé d’un autre temps et d’applaudir ces compagnies d’aujourd’hui qui travaillent simultanément arts du cirque et art théâtral, technique et action dramatique, comme cette magnifique Chute des anges, mise en scène par Raphaëlle Boitel au Rond-Point pour les fêtes de fin d’année.
D’ordinaire, les artistes de cirque ne racontent pas d’histoire, ne jouent pas de personnages. À l’inverse, les comédiens ne poussent pas l’expressivité jusqu’au langage corporel des gens du cirque (acrobates, contorsionnistes, clowns). Mais, depuis quelques décennies, depuis peut-être la Symphonie du hanneton, de James Thierrée (1998), la rencontre s’est produite et la fusion a opéré. Par l’intercession de la danse, un genre nouveau est né, d’abord tourné vers les effets comiques, puis peu à peu dramatiques, un genre que désormais Raphaëlle Boitel ose nommer « cirque-théâtre chorégraphique » ou « cirque chorégraphié théâtral ».
« L’homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux ». Ce vers de Lamartine est un peu le thème de cette action sans paroles, mais musicale, dansée et mêlée d’acrobaties. Sept personnages débarqués dans notre monde, assujettis à la vie automatisée et standardisé qui est la nôtre, cherchent une issue, une échappée vers la lumière ou l’élévation. Ce sont peut-être, le titre du spectacle y invite, des anges condamnés à l’enfer terrestre, comme ceux qu’a peint, d’après l’Apocalypse, Brueghel l’Ancien dans son tableau La Chute des anges rebelles (vers 1562).
De l’obéissance à la révolte
Ne cherchons pas un spectacle comique, même s’il y a de l’humour et de la fantaisie. L’intrigue conduit de la chute à la délivrance, en une suite de tableaux plus surprenants les uns que les autres, spectaculaires et poétiques, acrobatiques et chorégraphiques, inventifs et inédits à tous points de vue. Portés par une impressionnante musique composée par Arthur Bison, une technique d’accroche sophistiquée dirigée par Nicolas Lourdelle, un jeu d’ombre et de lumière très esthétique conçu par Tristan Baudoin, tous trois complices réguliers de Raphaëlle Boitel, les scènes alternent séquences d’obéissance (mécanique) et de révolte (artistique), selon une progression qui n’a rien à envier aux meilleurs sujets dramatiques. Bien que formant un groupe uniforme, les personnages sont individualisés, dotés d’une histoire propre, d’une réaction particulière au monde actuel qui permet à chacun d’exprimer son talent (équilibre, mât chinois, agrès, contorsion) et donne au spectateur la possibilité de s’interroger sur le sens quasi métaphysique de leur quête.
Ce cirque chorégraphié théâtral pourrait s’inscrire dans la longue histoire du théâtre sans paroles, existant depuis les pantomimes de l’Antiquité, renouvelées au début du XXe siècle avec le mimodrame (où excella Colette), prolongées aujourd’hui par l’apport des arts circassiens à la danse. L’histoire de ce théâtre au langage non verbal est celle d’un genre qui, se réinventant à chaque époque, a graduellement gagné ses lettres de noblesse pour connaître aujourd’hui une consécration institutionnelle parmi les arts du spectacle, parmi les arts du spectacle. Ce soutien croissant de l’État aux arts du cirque concerne la formation : rappelons l’option « arts du cirque » au lycée (au croisement des lettres et de l’EPS), le développement du Centre national des arts du cirque, mais aussi la création et la promotion des compagnies, comme la Biennale internationale des arts du cirque, plus grand festival en son genre depuis dix ans.
Créée en 2018, La Chute des anges, mise en scène et chorégraphiée par Raphaëlle Boitel, déjà plébiscitée en province (Nice, Nancy, Bourg, Elbeuf, La Roche-sur-Yon, Sainte-Maxime, Grenoble, etc.) et à l’étranger (New York), est jouée à Paris, au théâtre du Rond-Point, jusqu’au 31 décembre 2022.
P. C.
En tournée :
– En février 2023 à Fribourg
– En mars 2023 à Grenoble, Bron, Maubeuge
– En avril 2023 à Massy
Site de la Compagnie l’Oubliée, de Raphaëlle Boitel : http://www.cieloubliee.com/
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