« La Bobine d’Alfred », de Malika Ferdjoukh
C’est dans des circonstances dignes d’une comédie américaine qu’Harry Bonnet se retrouve à Hollywood.
Son père, cuisinier et cinéphile averti, a réussi à se faire embaucher par une grande star du muet, Lina Lamont – pour mémoire, Lina Lamont est l’héroïne de Singing in the rain –, qui les a emmenés, lui et son fils, à Hollywood.
Nous sommes en 1964, le jeune Harry reconnaît que son anglais « n’en mène pas large » dans ce Hollywood tout entêté de sa propre gloire. Il découvre avec stupeur le luxe des villas de star, l’ampleur des rues et des paysages.
Le roman prend donc les allures d’un récit initiatique. Mais très vite le lecteur comprend que l’intérêt réside ailleurs.
« Le rideau se déchira, et le décor, étrangement, s’inversa…»
Il y a eu ce chapitre d’ouverture étrange et décalé : Harry – le narrateur-futur héros – débarquant en compagnie de sa femme sur une île au large des côtes écossaises. Il y a retenu une chambre dans une auberge, la Tavern of Jamaïca, où il laisse son épouse. Il doit rendre visite à une vieille femme qui vit dans un cottage situé à une demi-heure de marche de l’auberge.
Dans ce cottage, baptisé Mary Rose, Harry est introduit par la vieille gouvernante, Mme Homolka, qu’il a connue, semble-t-il, il y a bien longtemps.
Pendant que Mme Homolka va chercher et apprêter sa maîtresse, Harry se perd dans la contemplation d’un palmier en pot et se souvient : « Palmiers… Californie… Le rideau se déchira et le décor, étrangement s’inversa… et s’illumina… »
Si la Tavern of Jamaïca, Homolka ou le rideau déchiré ne vous disent rien, passez votre chemin, vous perdrez ce qui fait le sel de ce roman, le clin d’œil, l’art de la référence – vous pouvez à la rigueur, le lire, Dictionnaire Hitchcock en main, et vous comprendrez comment Malika Ferdjoukh use malicieusement de l’univers du maître pour rendre hommage à son œuvre et, plus généralement, célébrer, non sans une certaine nostalgie, l’âge d’or du cinéma américain.
Le rêve de Hitch
Malika Ferdjoukh compose son roman autour d’un épisode fictif – mais néanmoins tout à fait vraisemblable – de la vie du cinéaste, le tournage de Mary Rose, film adapté de la pièce de James Barrie, l’auteur de Peter Pan. On sait que ce projet fut l’une des obsessions du maître qui ne parvint jamais à l’imposer à ses producteurs.
Après le tournage de Marnie (1964), Hitch rêvait de mettre en scène cette histoire de fantôme qui n’était pas sans rappeler L’Aventure de Madame Muir, de Mankiewicz. Il avait même demandé à Jay Presson Allen (scénariste de Marnie) d’adapter la pièce de Barrie et envisageait de confier le rôle titre à Tippi Hedren. Ce projet demeura sans suite.
Dans le roman de Malika Ferdjoukh, Hitchcock tourne le film qu’il autoproduit en grand secret. Le premier chapitre que nous évoquions tout à l’heure est donc une sorte de mise en abyme de cette histoire dont le héros, évidemment prénommé Harry comme le narrateur du roman, vient retrouver, sur une île d’Écosse, le fantôme de sa mère disparue des années auparavant.
La bobine volée
Au début du roman, Harry Bonnet se souvient donc… Son père, prêté par la star Lina Lamont à Alfred Hitchcock, assure les repas de l’équipe de tournage. Et le jeune Harry aura même le privilège de tourner une scène dans le chef-d’œuvre en cours de réalisation.
L’une des scènes les plus réussies du roman est celle durant laquelle le jeune homme découvre le tournage, « une sorte de ballet complexe » et « baroque » des caméras. Hitchcock, lui rapporte l’un des assistants, ne met jamais l’œil à la caméra. « Le film est déjà tout entier dans sa tête. » Au moment où le héros découvre le tournage, on est en train de boucler la plus belle scène du film, celle pour laquelle, toujours selon le même, « M. Hitchcock caresse ce rêve de film depuis quarante ans ».
Mais que serait un hommage à Hitchcock sans un bon MacGuffin ? Dans notre roman, le MacGuffin sera précisément la bobine des trente premières minutes du tournage de Mary Rose. Quand le héros se met en tête de la visionner pour son propre compte, il n’ignore pas qu’il n’en existe aucune copie, il cède néanmoins à la curiosité et dérobe le film ; ce faisant, il ne se doute pas qu’il va mettre fin au tournage le plus prometteur de la carrière du grand Hitch.
Les péripéties qui suivent n’ont au fond guère d’importance, à l’image du scénario de North by Norwest (La Mort aux trousses). Reste la joie de conter, d’évoquer aussi un monde disparu, l’Amérique des années soixante, l’univers d’un des plus excentriques maîtres du cinéma anglo-saxon, les images évanescentes d’une œuvre qui aurait pu advenir.
Un fervent hommage au cinéma d’Hitchcock
Malika Ferdjoukh faisait déjà écho à l’œuvre d’Hitchcock avec Sombres Citrouilles qui reprenait sur le mode parodique les situations de Mais qui a tué Harry ?
La référence se fait ici plus directe et plus savante : tous les titres de chapitres renvoient à un film d’Hitchcock. Les noms de lieux, de personnages sont tous des échos de films du maître et les situations renvoient à certains des grands moments du cinéma hitchcockien. La scène où les adolescents (Harry et son amie Madeleine) sont acculés par des poursuivants qui veulent voler la fameuse bobine d’Alfred renvoie de toute évidence aux scènes ou Cary Grant et Eva Marie Saint tentent d’échapper à leurs poursuivants au sommet du Mont Rushmore, dans La Mort aux trousses.
Le roman de Malika Ferdjoukh est donc tout entier un fervent hommage au cinéma d’Hitchcock. Placé sous le double parrainage du maître du cinéma et de James Barrie, il emprunte à l’un et à l’autre l’humour, le sens dramatique et une certaine désinvolture dans le traitement de l’action. Mais les souvenirs de Harry, encadrés par deux scènes qui font allusion à la pièce de Barrie, sont aussi empreints de cette nostalgie qui se dissimule sous le masque du sourire et de l’insouciance propre à l’écriture du dramaturge.
Et cette œuvre souriante est au fond sans doute bien plus mélancolique qu’il n’y paraît. La Bobine d’Alfred c’est l’enfantement de ce qui aurait pu être et n’a jamais été, un rêve inachevé qui laisse le lecteur, une fois l’évocation des jours heureux terminée, sur un léger goût d’amertume.
Stéphane Labbe
• Malika Ferdjoukh, « La Bobine d’Alfred », « Médium », l’école des loisirs, 2013.
• Êtes-vous cinéphile ? – Retrouvez les références à Hitchcock dans « La Bobine d’Alfred » avec ce JEU.
• Malika Ferdjoukh, « Sombres citrouilles », « Médium », l’école des loisirs, 1999.
• Tous les romans de Malika Ferdjoukh dans les collections, « Mouche », « Neuf », « Médium » de l’école des loisirs.
• Deux entretiens vidéo avec Malika Ferdjoukh.
• Les études consacrées aux romans de Malika Ferdjoukh dans les Archives de l’École des lettres.
• Laurent Bourdon, « Dictionnaire Hitchcock », Larousse, 2007.
• Notre traduction de « Peter and Wendy » (« Peter Pan ») sera bientôt disponible dans la collection « Classiques » de l’école des loisirs.
Réponse à Tietie007 :
Peut-être vous faudrait-il voir encore quelques films supplémentaires de lui pour vous faire une idée moins erronée, et moins stéréotypée du cinéma d’Alfred Hitchcock.
Ses films , son intelligence de la mise en scène, son approche du récit et sa manière subtile de filmer sont exactement à l’opposé de « classiques ou conservateurs ». Il fut, au contraire, innovant, audacieux dans ses recherches filmiques, grand expérimentateur, souvent là où on ne l’attendait pas, essayant des choses qui n’avaient jamais été faites auparavant.
Comment s’étonner , dès lors, que la Nouvelle vague en fasse un de ses maîtres ?!
Par ailleurs, ne vous laissez pas embobiner par ce que dit Hitchcock de lui-même (il a beaucoup contribué à bâtir sa propre légende, il était un publicitaire hors-pair !) : il a en réalité fait tourner pas mal de comédiennes brunes. Presque autant que des blondes si on parcourt toute sa filmographie, des 1ers films muets à son dernier! Le reste, sur les blondes, c’est de la blague, bien sûr…
Je vous engage donc, avant de tirer de trop hâtives conclusions, de voir d’autres films de lui , d’en revoir au besoin, et vous verrez qu’Hitchcock n’est ni ennuyeux ni conventionnel. Loin de là.
J’avoue qu’ayant revu quelques films d’Hitchcok, j’ai été surpris par leur côté désuet et, il faut bien le dire, assez ennuyeux. Avant la Nouvelle Vague, Hitchcock était considéré comme un bon film-maker …après le livre de Truffaut, il faut considérer comme un auteur, au milieu des années 60. C’est d’ailleurs assez curieux que les modernes de la NV, qui ont révolutionné la narration cinématographique se soit voués à l’adoration d’un cinéaste hyper-classique et très conservateur …avec ses froides blondes bourgeoises et un peuple qui n’apparaît quasiment jamais. Les problèmes de couple souvent traités par Hitch, avec un freudisme assumé, a du plaire à l’homme qui aimait les femmes.