Kaspar Hauser, enfant de brouillard
La diffusion d’une copie numérique restaurée de L’Énigme de Kaspar Hauser (Jeder für sich und Gott gegen alle), de Werner Herzog, réalisé en 1974, est l’occasion de revenir sur une œuvre majeure qui nous interroge encore.
Un adolescent est trouvé le 26 mai 1828, hagard et épuisé, sur la place de Nuremberg. Une lettre à la main, écrite en gothique par une personne anonyme qui l’aurait élevé, n’indique même pas son nom.
« N’ayant aucune idée de la parole », comme l’écrit Werner Herzog au début de son film, les seuls mots qu’il savait prononcer « cavalier veux comme mon père » enflammèrent les théories sur son origine aussi bien que les suspicions.
Avoir vécu toute sa vie dans une cave obscure, sans aucune connaissance du monde extérieur. Puis un jour s’adresser à ce monde pour la toute première fois : regarder un paysage, des arbres, un lac, une forêt, une vallée, un champ de blé… Sentir son corps s’élever et marcher. Tenir un tout petit enfant dans ses bras. Déceler une brise sur son visage.
Werner Herzog capture l’expérience de cet inédit et suggère la beauté de paysages étrangement familiers à l’épreuve de la première fois. Il nous confie ces joyaux, images de rêves, de pensées, de souvenirs ou d’imagination et suppose avec mélancolie la saveur d’un paradis perdu.
Paradis – état d’ignorance ou d’innocence ? – dont Kaspar Hauser aurait été exclu : « Il me semble que mon apparition dans ce monde a été une dure chute », confie-t-il au philosophe qui le recueille. Paradis perdu et à venir dont les images supposées, rêves ou prémonitions de la mort, reviennent dans le récit comme des refrains, tachées de brouillard.
Brouillard dont Kaspar Hauser semble être tout droit sorti et que Werner Herzog arpente, en fin brouilleur de pistes, à travers les interstices. Celles du temps : le hiatus séparant la naissance de Kaspar et son arrivée à Nuremberg. Celles des cadres dans le cadre : fenêtres, meurtrières, portes et fentes par lesquelles Kaspar et le spectateur appréhendent un extérieur alors obstrué, entrecoupé ou à jamais incomplet.
Interstices, encore, logés au creux même de la parole que Kaspar hésitant prononce hachée.
Le doute enfin, comme césure de tout dogme, notamment religieux : « Je ne peux imaginer l’idée que Dieu a été tout créé à partir de rien », affirme-t-il aux trois prêtres outrés venus le convertir.
Kaspar Hauser se cisèle ainsi maladroitement au fil des plans et des fissures. Dans l’incessante et bégayante interrogation dont il drape le monde, tout, sous son regard, sous le regard surpris de celui qui prétendument ne sait rien, n’a rien appris, taille de nouveaux reliefs. Pourquoi alors une pomme ne serait-elle pas, comme nous, douée de volonté ?
Le film échappe, comme son personnage, à toute interprétation. Il ne prétend pas donner une solution à l’énigme de Kaspar Hauser et nous invite dans une rêverie de promeneur solitaire à interroger sans cesse, à travers l’étonnement et les réflexions-hésitations du jeune homme, le monde, les êtres et les clichés.
Sai Beaucamp Henriques
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• “L’Énigme de Kaspar Hauser”, de Werner Herzog, avec Bruno Schleinstein dans le rôle de Kaspar Hauser, 1974, 110 min. Grand prix spécial du Festival de Cannes en 1975.
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