« Kadoc », de Rémi De Vos, mise en scène de Jean-Michel Ribes
Le monde de l’entreprise au théâtre : le sujet a de quoi faire peur, mais quand il est abordé par Rémi de Vos, il annonce plutôt un grand éclat de rire.
Le monde du travail depuis Michel Vinaver mérite certes l’attention critique et politique des auteurs de théâtre contemporains, mais il peut être évoqué tout aussi finement par le biais du comique, comme ici dans Kadoc.
Kadoc est le nom d’un dossier, celui de l’entreprise Karflex, enregistrée sous le nom de fichier K.doc. Ce dossier donne littéralement des cauchemars et des hallucinations au plus jeune employé de la société, Schmertz ; le plus vieux, Goulon, ne pense quant à lui qu’à occuper une place de chef, et le boss, Wurtz, plutôt blasé, se soucie surtout de l’état de santé de sa femme.
L’intuition juste de Remi De Vos est ne pas séparer vie privée et vie professionnelle : aucune vie au travail n’est sans incidence ou résonance dans la vie familiale, et toute la pièce roule sur cette imbrication des rôles, privé et professionnel : si la femme de Wurtz est dépressive et dangereusement folle, la femme de Goulon est frustrée et avide de reconnaissance, tandis que la femme de Schmertz cherche en vain le sens d’une vie qui n’en n’a pas. Le génie comique de Rémi De Vos consiste à mêler la vie de ces trois couples autour d’une invitation qui tourne au quiproquo.
Ainsi, loin de délivrer des messages comme : le travail rend fou, le travail rend seul, le travail rend aigri ou égoïste, ce qui est vrai et démontré tout au long de l’action, la pièce s’ingénie à peindre des caractères, à céder la parole à des inconscients tout à coup libérés, à des échanges absurdes et impossibles : il y a de la haine et du désir au bureau, il y a de la haine et du désir dans les couples, et soudain, tout cela explose joyeusement, follement, irrépressiblement.
Le dispositif scénique sur deux niveaux permet habilement le va-et-vient entre le bureau et les domiciles que la succession de scènes établit pour couvrir les quelques jours de l’action, depuis les premières angoisses de Schmertz persuadé qu’un singe occupe sa place, jusqu’à l’invitation finale chez Wurtz.
La distribution, tout comme la mise en scène de Jean-Michel Ribes, séduit par sa pertinence. Rémi de Vos écrit pour des acteurs et chaque acteur a son morceau de bravoure, à commencer par l’incroyable Marie-Armelle Deguy (Nora Wurtz). Gestuel ou verbal, le comique est omniprésent dans le jeu des six comédiens, avec un crescendo qui culmine au repas à la toute fin de la pièce.
Jean-Michel Ribes aime à parler de rire de résistance : rire original, non facile, non convenu, mais rire d’une conscience, conscience d’une folie du monde, à la manière d’Érasme ou de Rabelais. Kadoc allie comique de situation, comique de caractère et comique de condition. Ce dernier point permet de mesurer le chemin parcouru depuis que Diderot le premier introduisit le monde du travail au théâtre en proposant de peindre les « conditions », c’est-à-dire les métiers : on était au XVIIIe siècle et le drame bourgeois apparaissait. Diderot en appelait alors à la dignité et à l’honorabilité du commerçant ou de l’entrepreneur. Aujourd’hui directeurs, chefs de service ou commerciaux, c’est tout le monde du travail qui enrichit l’univers de la comédie. Pour notre plus grand plaisir.
Pascal Caglar
• « Kadoc », au Théâtre du Rond-Point jusqu’au 5 avril. Master class de Rémi De Vos sur l’écriture théâtrale le samedi 14 mars.
• Un dossier « Kadoc » paraîtra prochainement dans la collection « Pièce (dé)montée » du réseau Canopé.