Joséphine Baker :
une panthéonisation qui doit faire sens
pour les élèves
Ce 30 novembre 2021, près d’un demi-siècle après la mort de Joséphine Baker, ses cendres sont transférées au Panthéon. C’est l’occasion de réfléchir aux enjeux mémoriels d’une telle cérémonie.
Par Antony Soron, maître de conférences HDR,
formateur agrégé de lettres, Inspé Sorbonne-Université.
Ce 30 novembre 2021, près d’un demi-siècle après la mort de Joséphine Baker, ses cendres sont transférées au Panthéon. C’est l’occasion de réfléchir aux enjeux mémoriels d’une telle cérémonie.
Par Antony Soron, maître de conférences HDR,
formateur agrégé de lettres, Inspé Sorbonne-Université.
Une vie comme celle de Freda Josephine McDonald, de son nom de scène, Joséphine Baker, aurait tout lieu d’être chantée plutôt que platement racontée. A fortiori sur des airs de blues, de charleston et de jazz. C’est sans doute ce qu’il faudrait indiquer en premier lieu aux élèves : qu’il est des existences plurielles tellement singulières qu’elles font d’un individu un véritable personnage romanesque. Dans le cas de « la Baker », le roman d’une vie reste d’autant plus exceptionnel et intrigant qu’il est indissociablement lié à l’histoire. Pourtant, et c’est bien tout l’intérêt de l’acte de panthéonisation du 30 novembre 2021, si l’on interrogeait une dizaine de personnes au hasard dans la rue, il n’est pas certain que la majorité soit capable de connaître les raisons suffisantes de l’honneur fait à la déesse burlesque.
Scénario pédagogique d’une séance consacrée à Joséphine Baker
Qui était Joséphine Baker ? D’où venait-elle ? De quoi la patrie devrait-elle lui être reconnaissante, pour reprendre les termes du frontispice du Panthéon ? Autant d’interrogations à partir desquelles il serait fructueux de problématiser au moins une séance consacrée à la panthéonisation de la diva noire. Avant de proposer une trame chronologique de son existence, on sera enclin à offrir une entrée dans la réflexion par la projection de l’image stéréotypée de Joséphine Baker en danseuse rieuse, seins nus et ceinture de bananes autour des hanches.
En effet, il s’agit de l’image la plus emblématique d’une artiste dont la carrière de music-hall décolle de manière fulgurante dans le Paris chic des Années folles (1920-1929). On peut imaginer la réaction spontanée des élèves à cette vue. Il ne s’agit pas de feindre de ne pas entendre, le cas échéant, des blâmes en classe, notamment par rapport à sa nudité. Le parti pris didactique consiste justement à déconstruire la représentation stéréotypée en analysant quatre angles d’interprétation possible.
. Où et quand cette photographie a été prise ?
. D’où vient cette jeune femme ?
. Pourquoi porte-t-elle une telle tenue ?
. De quoi rit-elle ? (d’elle-même ? des autres ?)
Une fois ces questions posées, la séance peut devenir productive. Il est temps de remonter à la naissance de l’artiste le 3 juin 1906 à Saint-Louis dans le Missouri, à une époque où les descendants d’esclaves sont toujours considérés comme appartenant à une race inférieure, quarante ans après l’abolition de l’esclavage (1865). Cette exploitation des nègres d’Amérique, Joséphine Baker l’a subie durant une enfance passée au service des Blancs. Comme le montre le remarquable documentaire Joséphine Baker, icône noire*, diffusé sur Arte (53 min), insultes, sévices et abus sexuels étaient monnaie courante en des temps de domination de la pensée raciste.
Cette première vie de sueur, de sang et de larmes, la future femme libre l’a vécue sans résignation et avec la ferme intention de s’en affranchir. Comme le phénoménal trompettiste Louis Amstrong, dont les dates de naissance et de mort sont proches des siennes (1906-1975), Joséphine Baker va faire de la souffrance de son peuple une source d’inspiration et un vecteur d’émancipation. Remarquée dans un cabaret new-yorkais à l’âge de 18 ans, la danseuse se voit proposer une troupe parisienne. Ce sera la fameuse Revue nègre dont elle ne tarde pas à devenir le pilier. Elle assume alors son double, celui de la négresse rieuse et affriolante qui se charge de faire oublier aux Parisiens les terribles années de la Grande Guerre. La France a besoin de joie et de légèreté. Elle incarnera cette aspiration à une nouvelle innocence.
De l’icône à la femme engagée
Deuxième photographie fixe : Joséphine Baker en tenue militaire, s’exprimant au micro en tant qu’artiste engagée en faveur de la cause noire. C’est le 28 août 1963, l’artiste est alors la seule femme noire à s’exprimer au côté de Martin Luther-King.
Les élèves l’avaient quittée une ceinture de bananes autour de la taille, ils la retrouvent dans un costume beaucoup plus austère. Elle porte l’uniforme de la France libre. Joséphine Baker n’a jamais été dupe du rôle qu’on lui a fait jouer sur scène. Elle est restée pleinement consciente de cette image de la femme noire qui émoustille le désir des mâles se délectant d’un érotisme prétendument exotique. Si le racisme en France à l’époque demeure plus diffus et non officiellement ségrégationniste comme aux États-Unis, il n’en demeure pas moins que la patrie des Droits de l’homme reste largement convaincue de la supériorité du modèle occidental. Comme le rapporte un article du Journal du CNRS daté de 2015 :
« Hambourg, Londres, Bruxelles, Chicago, Genève, Barcelone, Osaka… Toutes les grandes villes qui accèdent à la modernité exposent dans des zoos humains ceux qu’ils considèrent comme des sauvages. Sénégalais, Nubiens, Dahoméens, Égyptiens, Lapons, Amérindiens, Coréens et autres peuples dits exotiques sont ainsi présentés dans un environnement évoquant leurs contrées, souvent dans des costumes de pacotille et aux côtés de bêtes sauvages. À Bruxelles, en 1897, on peut lire sur un panneau : ‘‘ Ne pas donner à manger aux Congolais, ils sont nourris. ’’ Plus d’un milliard de visiteurs se seraient pressés pour voir ce type d’exhibitions entre 1870 et 1940. »
Comme l’exprime le refrain de sa chanson la plus célèbre, « J’ai deux amours, mon pays et Paris », Joséphine Baker reste redevable à la France de l’avoir accueillie et de lui avoir donné sa chance. D’où la cohérence de ses engagements. En arrivant à Paris, elle est celle qui montre à la face de l’Occident qu’elle n’a pas honte d’avoir la peau noire, celle qui déjoue les préjugés racialistes.
À partir de 1940, au moment de l’occupation allemande, elle met son image au service de la Résistance et profite de sa célébrité pour agir comme agent de transmission. C’est d’ailleurs à ce titre que la France souhaite aujourd’hui lui exprimer sa reconnaissance.
Joséphine Baker sait d’où elle vient, et les discours de Martin Luther-King raniment chez elle la veine identitaire. C’est donc en combattante des droits civiques qu’elle apparaît sur la deuxième photographie. Elle a vieilli mais ses yeux pétillent d’une nouvelle ferveur le jour où Martin Luther-King prononce l’inoubliable « I have a dream ».
Il est probable que les élèves auront des questions à poser sur la vie privée de Joséphine Baker : ses amours, ses douze enfants adoptés, tous de nationalité différente, sa célébrité. On pourra alors insister sur le fait qu’elle s’est construit un havre en Dordogne où elle a installé sa famille, tout en précisant qu’elle a connu des déboires financiers qui ont provoqué sa ruine. La mention du château du Milandes, acheté en 1947, est importante, car ce sera aussi un lieu de réflexion et de contestation toujours par rapport au thème des « droits civiques ».
A. S.
Bibliographie de références pour une lecture autonome
Parmi les titres les plus récents, on recommandera ainsi, à destination d’une classe de première en particulier, le roman graphique Joséphine Baker, de Catel et Boquet (Casterman).
Catel et Boquet sont également signataires d’au moins deux autres portraits de figure féminine qui ont marqué l’histoire, dont notamment Kiki de Montparnasse (1901-1953) – personnage aux multiples facettes artistiques qui anima le même Paris des Années folles que celui de Joséphine Baker – et Olympe de Gouges (1748-1793) – femmes de lettres et des Lumières, qui a côtoyé Voltaire, Rousseau, Condorcet et autres fers de lance de la Révolution française, de Marat à Camille Desmoulins.
Dans la mesure où la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne (1791) est au programme de première dans la section « La littérature d’idées du XVIe siècle au XVIIIe siècle » et rattachée au parcours « Écrire et combattre pour l’égalité », ces trois romans graphiques peuvent être proposés dans le cadre d’une lecture en réseau. L’objectif serait de mettre en perspective et de comparer les destinées de chacune de ces femmes dans des contextes historiques très différents. De quoi voir combien l’esprit de résistance et le désir d’émancipation se rejoignent dans leurs combats et comment le droit de disposer librement de son corps constitue un axe déterminant de leurs projets de vie.
Pour des élèves de collège, on retiendra tout particulièrement, Joséphine Baker, non aux stéréotypes, d’Elsa Solal avec des illustrations de François Roca (Actes Sud). Ce récit, clair et stimulant, retranscrit en effet les étapes marquantes de l’existence de l’artiste en cherchant à la rendre proche du lecteur comme l’illustre la « chute » du premier chapitre :
« Elle possède une force, faire rire ; elle aime danser, jouer. Dans cette période de misère, elle a trouvé une échappatoire au ménage. Il lui suffit de croire en elle. »
Accompagner le processus de panthéonisation
Le 30 novembre 2021, Joséphine Baker devient la soixante-dix-septième personnalité à être « panthéonisée » et, parmi ces « grands hommes la patrie reconnaissante », seulement la sixième femme après Sophie Berthelot – femme de Marcellin Berthelot –, la physicienne et chimiste Marie Curie, la résistante Geneviève de Gaulle-Antonioz, l’ethnologue et résistante Germaine Tillion et la magistrate et femme d’État Simone Veil.
Que vaudrait un tel cérémonial s’il n’était pas relayé en classe ? Comme le faisait déjà valoir en 2007 Vincent Duclerc dans une tribune de Libération : « L’enjeu qui pèse sur le Panthéon se résume dans celui de sa démocratisation. » Pourquoi ne pas prolonger, dans le cadre d’un travail en groupes, une réflexion sur la panthéonisation à partir des six figures de femmes inhumées au Panthéon, ainsi que sur leur héritage ?
« Quand je suis arrivée à New York, j’ai reçu d’autres coups. On ne m’a pas laissée dormir dans les beaux hôtels, on ne m’a pas laissée manger dans certains restaurants. Quand je me suis retrouvée à Atlanta, ce fut horrible. Et je me suis dit, mon Dieu, je suis tout de même Joséphine Baker, s’ils me font ça à moi, que font-ils à tous les autres en Amérique ? »
Joséphine Baker, discours du 28 août 1963
Ressources
- Sur la panthéonisation : « Maurice Genevoix, témoin de la Grande Guerre, entre au Panthéon », Alexandre Lafon, L’École des lettres, 11 novembre 2020.
- Documentaire : « Joséphine Baker, première icône noire », Arte (disponible jusqu’au 15/06/22).
- « 10 (petites) choses que vous ne savez (peut-être) pas sur Joséphine Baker », France musique, 02 juin 2017.
- Bibliographie Babelio.
- Bande dessinée : Joséphine Baker, Catel et Boquet, Casterman, 2021.
- Essai jeunesse : Joséphine Baker, non aux stéréotypes, Elsa Solal (illustrations de François Roca), Actes Sud Junior, 2021.