Jacques Delarue, résistant, commissaire de police et historien
Entré dans la police comme gardien de la paix, c’est en tant que commissaire divisionnaire honoraire que Jacques Delarue prend sa retraite en 1978.
Sa carrière, commencée dans la Résistance, se poursuit après-guerre à la Direction centrale de la police judiciaire avec la traque de collaborateurs puis par celle de membres de l’OAS.
Parallèlement à son activité policière il publie près d’une dizaine de livres dont certains, comme son Histoire de la Gestapo, demeurent inégalés.
Jacques Delarue, vient de décéder le 14 septembre, à l’âge de 95 ans, dans une indifférence médiatique générale.
En dehors des heures de service je retrouverai mes vêtements civils !
« Je n’avais jamais pensé à faire ce métier. J’ai réfléchi et je me suis dit qu’après tout, en dehors des heures de service, je retrouverai mes vêtements civils ! » On n’entendra plus désormais Jacques Delarue évoquer ses souvenirs de son parler gouailleur. Cas unique dans les annales, ce grand serviteur de l’État était aussi un historien renommé. Il vient de mourir à l’âge de 95 ans au terme d’une vie bien remplie.
« J’ai été un peu le jouet de l’histoire, expliquait-t-il d’un ton affable. Mais ce qui a beaucoup conditionné ma vie, c’est que j’ai su saisir l’occasion au vol. C’est quelque chose qu’il ne faut pas louper parce que ça ne se représente pas deux fois. »
Ses parents sont marchands de chaussures à Bricquebec, dans la Manche, quand il vient au monde en 1919. Les affaires marchent mal. Et puis sa mère meurt d’un cancer. Son petit frère, son père et lui partent s’installer à Clamart, près de Paris, où vit le grand-père. Le chef de famille ne trouve pas d’emploi, les économies fondent et Jacques doit travailler. Il entre chez Renault en décembre 1935. Il a 16 ans.
Rapidement il passe aux ateliers d’aéronautique Caudron que le constructeur automobile vient de racheter. En septembre 1939 il a vingt ans quand la guerre est déclarée. En avril de l’année suivante on l’affecte à Limoges, dans un régiment de cavalerie (logique pour un mécanicien aéronautique !).
La conscription dure alors deux ans, mais après deux ans et demi il n’est toujours pas démobilisé. Il le sera en entrant dans la police : « J’ai beaucoup hésité parce que mes rares contacts avec la police étaient généralement au quartier latin et il y avait toujours une matraque ou un nerf de bœuf entre nous ! »
S’il ne démissionne pas, il ne collabore pas non plus
Reçu premier au concours des gardiens de la paix, il est affecté en novembre 1942 dans un secrétariat de la Police régionale d’État, toujours à Limoges. Le 11 novembre les Allemands envahissent la zone libre et, se souvient Jacques Delarue, « le 27 ils rentrent dans les casernes et mettent tout le monde à la porte. Et moi je me trouve dans mon secrétariat. J’aurais pu démissionner ».
S’il ne démissionne pas, il ne collabore pas non plus. Il a sous la main tout l’attirail légal pour fabriquer de vrais faux papiers. Il livre aussi des renseignements à la Résistance. Au réseau Combat il indique les futurs déplacements des gardes mobiles de réserves chargés d’arrêter des maquisards. Il s’enhardit, commet des imprudences. Arrêté en février 1944, il est révoqué et emprisonné.
À la Libération, le directeur général de la police nationale lui demande de rester à Limoges : la « capitale du maquis », comme l’appelle le général de Gaulle, est en proie au désordre. Seul un policier irréprochable peut y maintenir la paix. Mais il veut retrouver sa famille à Paris. Il fera toute sa carrière à la Direction centrale de la police judiciaire (DCPJ), jusqu’en 1978.
Quand il arrive dans la capitale en décembre 1945, il n’a aucune expérience. Pendant la guerre, il est passé très vite du grade de gardien de la paix à celui d’inspecteur. Il fera ses armes dans un nouveau service chargé de liquider les séquelles de l’Occupation : des milliers d’informations seront ouvertes concernant « des gens qui avaient travaillé avec la Gestapo, d’autres qui avaient été à la Légion des volontaires français contre le bolchevisme, des dénonciateurs, des femmes qui avaient couché avec des Allemands et qui étaient devenues des agents de renseignement »…
Certains resteront dans l’histoire, comme Joanovici. Jacques Delarue enquêtera sur des personnages aussi douteux que Delfanne ou Szkolnikoff qui se sont enrichis grâce au marché noir. Mais une nation doit faire la paix avec elle-même… En 1953 le service est dissout.
À la poursuite de l’OAS
Dans les années 1950 Jacques Delarue fréquente les galeries de Saint-Germain-des-Prés dont celle, alors célèbre, de Romi. Il y retrouve par hasard un camarade limougeaud, l’écrivain Bob Giraud, et se lie avec le photographe Robert Doisneau.
À eux trois ils publieront Les Tatouages du milieu, dans lequel Jacques Delarue explique avec précision les significations cachées des tatouages des truands. Certaines illustrations proviennent de sa propre collection.
C’est aussi en ces années 1950 qu’il commence à publier des articles dans des revues d’histoire ou médicales, ses deux passions. Il s’intéresse également à l’argot à propos duquel il écrit dans le Figaro littéraire.
Pendant quatre ans il s’occupe de droit commun. il pourchasse les truands. Comme au cinéma. À un détail près : « Je n’étais jamais armé. Parce que ça déforme les poches. Et ça ne sert pas à grand chose sinon à faire des bêtises. »
Quatre ans plus tard, en pleine guerre d’Algérie, fini de jouer aux gendarmes et aux voleurs ! Il est affecté à un nouveau service. Sa première mission consiste à enquêter sur un crime commis à Alger : un buraliste, accusé par des partisans de l’Algérie française d’être le responsable du FLN pour Alger, a été enlevé et semble t-il torturé (on ne retrouvera jamais son corps). C’est l’affaire de la Villa des Sources.
Une trentaine de personnes seront arrêtées qu’on retrouvera toutes ensuite dans l’OAS. L’Organisation armée secrète est une nébuleuse de groupes ou d’individus aux intérêts parfois contradictoires : « Il y avait en Algérie un groupe de gens qui, sous prétexte de défense de l’Algérie française, étaient en relation avec des groupuscules installés en métropole. Ils voulaient provoquer des incidents qui se répercuteraient en France et prendre le pouvoir. »
Certains membres de cette organisation commettront contre le général de Gaulle des attentats qui feront long feu. Jacques Delarue enquêtera sur celui du Petit-Clamart (22 août 1962) et appréhendera l’auteur de celui de Pont-Sur-Seine (8 septembre 1961), Martial de Villemandy.
La double vie du commissaire
À partir de 1962, l’inspecteur, devenu commissaire-divisionnaire, commence à écrire. Son premier livre, publié sous son seul nom, est une Histoire de la Gestapo qui fait toujours référence. À Lyon, en 1987, lors du procès de Klaus Barbie, il est cité comme expert : « Le procureur m’avait demandé si je voulais bien venir expliquer aux jurés comment fonctionnait la Gestapo. »
Puis, avec Trafics et crimes sous l’Occupation, il est le premier à révéler l’existence des bureaux d’achats, ces officines tenues par des individus louches qui s’enrichirent en revendant aux nazis des biens spoliés. Au service chargé des séquelles liées à l’Occupation, il apprend « beaucoup de choses », notamment comment fonctionnait le système nazi.
« Je me disais “Ce n’est pas possible, il y a bien un historien de métier qui va se pencher là-dessus.” Mais les sources étaient rares et cela leur paraissait très compliqué. À juste titre car tous ces systèmes policiers sont toujours volontairement compliqués. Et je me suis lancé. Je me suis vite aperçu que ce que j’avais pris comme notes, copies de PV, etc. ne m’amenait pas bien loin. Donc je me suis attaqué aux 42 énormes volumes des archives de Nuremberg qui contiennent presque tout. Et puis il y a eu quelques lectures supplémentaires. Ce que j’ai écrit est nourri de faits absolument réels. Il n’est donc pas facile de passer derrière. Avec le fichier central et ses deux millions de dossiers, il est vrai que j’étais assez bien placé pour les documents ! »
D’autres livres paraîtront – sur l’OAS, un sujet qu’il connaît bien, sur l’histoire des bourreaux ou de la peine de mort, dont il est un adversaire – conférant au grand flic une stature de grand historien. Un parcours que l’on dirait aujourd’hui atypique. Celui d’un jeune homme curieux, probe et enthousiaste qu’il n’a jamais cessé d’être.
Au crépuscule de sa vie Jacques Delarue n’écrivait plus. Ce sage débonnaire qui grimpait quotidiennement ses trois étages à pied se repose désormais. «La seule chose dont on ne se lasse pas, confiait-il, c’est de chercher, de trouver, et surtout d’expliquer. »
Olivier Bailly
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Bibliographie
1950 : Les Tatouages du Milieu (avec Robert Giraud et Robert Doisneau), Éditions de La Roulotte (rééd. Les Oiseaux de Minerve, 1999).
1962 : Histoire de la Gestapo, Fayard (rééd. Editions Nouveau monde, 2008).
1964 : Les Policiers français dans la Résistance, CNPACR (Confédération nationale des policiers anciens combattants et résistants).
1968 : Trafics et Crimes sous l’Occupation, Fayard (rééd. 1993).
1968 : Les Nazis sont parmi nous, Éditions du Pavillon.
1979 : Le Métier de bourreau, du Moyen-Âge à nos jours, Fayard (rééd. 1989).
1981 : L’OAS contre de Gaulle, Fayard.
1990 : L’Attentat du Petit-Clamart (avec Odile Rudelle), La Documentation française.
2011 : Les Collabos (avec Pierre Assouline, Jean-Pierre Azéma et Philippe Burin). Hachette pluriel.
• Sur Robert Giraud (1921-1997), coauteur des « Tatouages du milieu », et auteur du « Vin des rues » (Denoël, 1955), voir la biographie que lui a consacré Olivier Bailly, « Monsieur Bob », stock, 2009.