"Jacob, Jacob", de Valérie Zenatti, prix du livre Inter 2015. Le chant de l'ortolan
Dans les dernières phrases de son roman, longues comme des volutes de fumée qui s’envolent légères, la romancière signe Jacob, Jacob.
Elle a voyagé jusqu’à Constantine, a cherché la tombe de Jacob, ce beau jeune homme que l’on voit sans doute sur la photo de couverture, et qui aurait pu ou dû être son oncle.
Si une balle allemande ne l’avait pas atteint, alors que la Première Armée française menée par De Lattre de Tassigny libérait Thann et l’Alsace, à l’automne 1944.
Un jeune bachelier pris par la guerre
En juin 1944, Jacob est un jeune bachelier qui fait honneur à sa famille, de pauvres artisans juifs de Constantine pour qui il est le premier : avant lui, personne n’a pu étudier au lycée. Il est beau, il aime chanter, il est timide et Lucette, sa voisine et camarade de lycée, le regarde, emplie de désir. Il est plus réservé, par nature.
On le découvre donc au moment où il a fait ses classes et s’apprête, avec trois compagnons de la ville, à rejoindre une unité combattante. En août 1944, il participe au débarquement en Provence. Les combats sont peu intenses ; les Allemands se retirent. On libère Bormes-les-Mimosas, Toulon et Marseille. La liesse populaire surprend ces garçons nés de l’autre côté de la Méditerranée.
À Lyon, Jacob fait sa première rencontre amoureuse. Elle dit se prénommer Louise. Puis les troupes montent vers l’Est, vers le froid, vers la peur. La guerre prend son pire visage ; de jeunes compagnons meurent. La compagnie est décimée et les tirailleurs marocains, plus aguerris, comblent les rangs. Jacob connaitra le sort de ses amis Attali et Bonnin, trop jeunes pour tenir. Et chez lui, à Constantine, on ne s’en remettra jamais.
Constantine, une sorte d’île
La narratrice raconte une histoire d’idéalistes, de rêveurs qui veulent aller jusqu’au bout. Louise, sans doute torturée par les nazis, voudrait qu’il les « tue tous ». Il n’a pas cette envie de vengeance. Jacob est un jeune patriote qui aime la France comme on la découvre dans les livres d’Histoire, comme elle apparaît de cet autre côté de la mer. Il ne sait pas encore ce qu’a été le destin des Juifs en terre d’Europe, le mal nazi dans son ampleur. Avoir perdu le statut de citoyen français en 1940, avoir été un temps interdit de lycée à Constantine ne lui donne pas la mesure des souffrances infligées en Pologne ou en URSS.
Sa famille vit l’épreuve de son départ à hauteur d’homme, de façon très banale. Un fils est parti, son absence est douloureuse mais nécessaire. La vie continue, avec les soucis quotidiens, la solitude de sa belle-sœur Madeleine, perdant ses enfants de maladie, la rage de Gabriel, enfant indocile qu’on punit plus qu’à son tour, les problèmes d’argent, et le reste.
Constantine est une sorte d’île. On y vit toutes communautés mêlées, malgré les orages, et résonnent les chants des ortolans, ou celui de Cheikh Raymond, le grand musicien créateur du malouf.
Un roman rempli de signes
Le roman pourtant, est rempli de signes, tissé d’événements infimes qui annoncent le malheur. Un vautour qui survole la ville et rend Jacob agressif ? La vision de la ville avant le départ vers l’Europe ? Cette « ville resserrée autour de son rocher, fière de son pont suspendu et des cinq autres ponts tendus autour d’elle, ville forteresse amoureuse des gorges qui la fendent en deux, disparaît brutalement au détour d’un virage, comme si elle n’avait jamais existé ailleurs que dans leurs jeux, leurs joies et leurs terreurs d’enfant ».
Et puis Jacob n’est pas le premier en tout. Il est le second fils de Rachel à porter ce prénom ; un autre fils a peu vécu avant lui, et quand la mort frappe à Thann, la mère s’en veut de l’avoir ainsi prénommé. Toute cette tension, elle passe dans le rythme des phrases, souvent longues, haletantes, comme si la respiration manquait aux êtres décrits.
La peur est là, soit liée aux événements violents que les personnages vivent, comme le débarquement ou certains combats, soit liée à une attente insupportable, pour celles et ceux qui sont restés à Constantine et qui ne savent pas.
La lenteur du temps
Valérie Zenatti rend aussi la lenteur du temps. On n’apprend la mort qu’au bout d’un long mois. On ne reprend le corps du jeune homme qu’au bout de plusieurs années. Parfois tout s’accélère, comme dans les dernières pages du roman. Tout devient sinistre, les rumeurs se multiplient, « comme des dragons dans les ruelles » ; Sétif, la division d’un peuple que l’on croyait uni, les premiers attentats.
Pour Rachel c’est une rencontre inquiétante sur le pont Sidi M’Cid, avec Ahmed Ouabedssalam, le fils d’un compagnon de combat de Jacob, qu’un cri arrête tandis qu’il brandit un couteau. Il devient statue de sel, avant que le pont ne se remplisse d’une autre meute hurlante : « Madeleine s’était mise à trembler de la tête aux pieds, la foule les avait dépassées, houle d’hommes et de femmes en habits d’été charriant un murmure incrédule, ils ont tué Cheikh Raymond, ils ont tué Cheikh Raymond. »
On a glissé jusqu’en 1961, l’homme qui incarnait la symbiose judéo-arabe vient de mourir, et les derniers juifs d’Algérie quittent définitivement leur terre ancestrale. Au même moment, dans l’appartement d’Abraham et de Madeleine le maitre siffleur parmi les ortolans meurt à son tour.
Sous l’égide de Camus
Roman plein de mélancolie, placé sous l’égide de Camus dont l’auteur cite un extrait du Premier Homme, Jacob, Jacob est aussi un texte sensuel, tout en bruits, en odeurs, en lumières. Jacob a une voix « déchirante », la musique orientale imprègne les phrases par ses lenteurs, ses apparentes digressions, sa puissance évocatrice.
À chaque paysage correspond sa couleur : la palette constantinoise se distingue de celle de la Provence ; les couleurs de l’automne alsacien sont froides, et rendent la mort du jeune homme plus triste encore.
Et pourtant, dans le chagrin, dans le flot du quotidien, la famille d’Abraham se tait pour écouter les oiseaux, « la Terre avait pivoté sur son axe, était retournée en arrière dans une rotation souple et élégante, atteignant des temps sauvages avant l’invention du labeur, de l’argent, des classes sociales, du loyer à payer chaque mois, avant l’apparition de l’homme, avant la parole, avant la guerre, quand le monde n’avait pas de sens, que personne ne cherchait à lui en donner et que les seules rumeurs dont il bruissait étaient les cris des animaux, le murmure de l’eau, le souffle du vent, et parfois les rugissements de la terre qui tremblait”.
Norbert Czarny
• Valérie Zenatti “Jacob, Jacob”, L’Olivier, 2014, 166 p.
• Voir également sur le site de “l’École des lettres” :
Entretien avec Aharon Appelfeld à propos de son premier livre pour la jeunesse, “Adam et Thomas”, par Valérie Zenatti.
“Une bouteille à la mer”, de Thierry Binisti, d’après le roman de Valérie Zenatti, sélectionné pour l’année 2013-2014 par Lycéens au cinéma.
“Mensonges”, de Valérie Zenatti. Un exercice d’admiration, par Norbert Czarny.
Le roman des ressemblances : “Le garçon qui voulait dormir”, d’Aharon Appelfeld, traduit par Valérie Zenatti, par Norbert Czarny.
• Les romans pour enfants et adolescents de Valérie Zenatti à l’école des loisirs.
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