Jacaranda, de Gaël Faye
Par Antony Soron, maître de conférences HDR, formateur agrégé de lettres, Inspé Paris Sorbonne-Université
C’est l’un des évènements de la rentrée littéraire et une idée pour les classes de seconde dans la catégorie « Roman ultra-contemporain, récit de formation ». Huit ans après Petit Pays, premier roman au succès mondial, Gaël Faye publie Jacaranda. Il y poursuit son dialogue avec le Rwanda, pays d’origine et d’adoption, d’où partent tous les fils de son inspiration.
Par Antony Soron, maître de conférences HDR, formateur agrégé de lettres,
Inspé Paris Sorbonne-Université
Huit ans, cela aurait été trop long pour les lecteurs de Petit pays, malgré l’adaptation cinématographique en 2020, si Gaël Faye était resté complètement silencieux. Heureusement, son premier métier l’a rappelé aux paroles et à la musique, notamment en 2022, année de parution du troisième opus de sa trilogie florale, Mauve Jacaranda. Cet album atteste de la puissance émotionnelle de son installation au Rwanda, sur la terre de ses ancêtres. Jacaranda, arbre immense surnommé « le flamboyant bleu », sonne aujourd’hui comme un prénom en titre de son nouveau roman qui fait événement en cette rentrée littéraire. Cet arbre aux fleurs mauves, rendu mystérieux sur la couverture par sa silhouette qui apparaît sur fonds parme, en négatif, demeure au cœur de l’imaginaire de l’auteur.
« Son ami, son enfance, son univers.
Son jacaranda. » (page 10)
Les ancêtres africains avaient coutume de deviser sous l’arbre à palabres. Mais c’est depuis la cime du jacaranda que Stella, la petite-nièce du narrateur-personnage, Milan, l’invite à compiler les histoires de son arrière-grand-mère, Rosalie. Celle-ci incarne à elle seule le destin du Rwanda sur quatre générations.
Cahier des retours au pays
Milan ignore tout du Rwanda jusqu’à la découverte des premières images du génocide commis par les Hutus sur les Tutsis en 1994. Sa mère, Venancia, a tout fait pour ne plus en entendre parler depuis son lointain exil. « Le passé de ma mère était une porte close » (page 13). Pourtant, le secret bien gardé des origines commence à se fissurer aux premières informations télévisées, aux premiers commentaires des grands-parents paternels, tout à coup curieux du pays de leur bru à la peau si foncée.
« Ma grand-mère paraissait émue, hésitante, maladroite, cherchant désespérément les mots pour exprimer ses sentiments face à une situation qui la dépassait. » (page 21).
Survient un neveu étranger, Claude, mutique, traumatisé et gravement blessé à la tête au cours de la terrible saison des machettes (7 avril – 17 juillet 1994). Tout concourt alors à rendre inexorable le grand voyage vers « le pays aux mille collines ». Chronologiquement, le récit de Gaël Faye, dont l’entrée en matière se situe en 1994, suit les différents retours de Milan sur la terre natale de sa mère, en 1998, en 2005 et en 2010, avant qu’il ne s’y installe en 2015 (l’année des « commémorations »), pour ne revenir à Paris qu’en 2020 afin d’accompagner sa mère dans son dernier voyage. Cette dernière n’a plus jamais voulu retourner au Rwanda.
Un roman de formation
Jacaranda est construit comme un roman de formation qui fait passer le narrateur du temps de l’innocence (13 ans au début du roman) à celui de la lucidité (33 ans à la fin). Au fur et à mesure de ses séjours au Rwanda, il s’imprègne, d’abord malgré lui, puis de son plein gré, de l’histoire tragique du pays et de tout ce que cette terre peut lui faire sentir, voir, entendre, toucher…
De fait, l’itinéraire de Milan le mène d’un non-dit dans lequel sa mère s’est solidement murée à la compréhension du destin contrarié de toute sa famille, qui, comme tant d’autres, a subi les conséquences directes et indirectes d’un épouvantable massacre en plein jour, dans les rizières ou dans les églises.
Le roman de Gaël Faye se révèle à la fois troublant, émouvant, brûlant et instructif tant il parvient à faire prendre le pouls du Rwanda, et à mesure que son personnage narrateur Milan entend les histoires des témoins. Viennent en tête celles de l’extraordinaire arrière-grand-mère, Rosalie, qui ont été enregistrées sur des cassettes.
« Grand-mère possède la meilleure mémoire du monde, mieux qu’un éléphant de l’Akagera. Tu sais qu’elle a plus de cent ans ? » (page 121).
Jacaranda est habité de toutes les voix qui le composent. Gaël Faye a su rendre cette polyphonie fluide, cohérente et harmonieuse.
« Avec Stella, nous avancions sur le texte. Tous les après-midis, après l’école, on s’asseyait dans l’herbe au pied du jacaranda, la radiocassette calée contre le tronc, et on écoutait la voix de Rosalie. Stella me traduisait en français puis je recopiais et à nous deux, on remettait les phrases en forme, on coupait, on élaguait, on densifiait certaines parties, on rendait le texte plus cohérent et fluide. Ce que j’avais pris au début pour un simple devoir d’école se transformait en une véritable épopée. À travers la vie rocambolesque de Rosalie, je commençais à comprendre l’histoire de ce pays. » (page 173).
Le charme discret de l’écriture
Les grands romans peuvent naître d’une rencontre inopinée, qu’il s’agisse de celle d’un lieu, d’un objet hétéroclite ou d’une personne. La genèse du roman de Gaël Faye tient sans doute à une double rencontre, d’abord avec « tante » Eusébie, déjà évoquée dans Petit Pays, mais restée alors au second plan, et d’un arbre symbolique, déjà inspirateur du sublime texte de la chanson « Butare ».
« Midi pile, sonne l’Angélus
Et le fond de l’air sent l’eucalyptus
On part en promenade sous la voûte des arbres
Je t’emmène en balade sur le grand boulevard
Quand ton visage sévère se fend d’un sourire
Les jacarandas se mettent à fleurir
J’voudrais tout savoir d’un grand-père que j’connais pas
Y a des absents que tu ne racontes pas
Et l’après-midi s’épuise lentement
Aujourd’hui encore ton visage me manque
C’est pas une chanson triste, c’est juste une pause, un temps d’arrêt
Une journée à Butare »
Gaël Faye a réussi à tisser une œuvre littéraire et musicale comme un griot aux yeux grands ouverts, avec la naïveté qui sied aux esprits non épris de certitudes. Son imaginaire sensible vibre de toutes les voix transgénérationnelles dont l’auteur sent la pulsation dans ses entrailles. Jacaranda poursuit cette entreprise de tissage, comme une nécessaire transmission du sublime ancestral et du désastre absolu qui ont fait du Rwanda, un « petit pays » si singulier à la puissance évocatrice si universelle.
« Avant de s’éteindre paisiblement sur la terre de ses ancêtres, elle m’aura enseigné que l’on ne peut pas comprendre qui on est si l’on ne sait d’où l’on vient. Elle est la racine de mon arbre de vie. » (page 213).
A.S.
Gaël Faye, Jacaranda, Grasset, 288 p., 20,90 euros.
Ressources
- Ludmilla Soron, « Gaël Faye : « Petit Pays » – et grands soucis ».
- Alexandre Lafon, « Pour comprendre le génocide des Tutsi au Rwanda : la littérature du témoignage (1994-2019) ».
- Podcast Musicaline, sur France Inter, « Gaël Faye cloture sa luxuriante trilogie végétale en semant les dernières graines ».
- Podcast Les Cartes en mouvement, sur France Culture, « Le Rwanda, trente ans après le génocide ».
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