"Il racconto dei racconti" ("Le Conte des contes"), de Matteo Garrone
Il racconto dei racconti (Le Conte des contes) est le recueil le plus ancien d’Europe, écrit au XVIe siècle en napolitain par Jean Baptiste Basile, qui puisait beaucoup dans la Bible.
C’est lui qui a inspiré les frères Grimm et Perrault. On ne s’étonnera donc pas de trouver dans le film de Matteo Garrone leurs thèmes favoris, la stérilité féminine vaincue, l’affrontement de la Belle et de la Bête, les ogres, les fées et les sorcières.
L’Animalité y est omniprésente, incitant à se demander qui est plus monstrueux des bêtes ou des hommes, question philosophique qui habite le cinéma italien depuis Monicelli et Fellini.
Le règne de l’illusion
Les hommes sont faibles, cruels et ridicules; les femmes, obsédées par le désir de rester jeunes et d’enfanter. Le thème dominant est le thème kafkaïen de la métamorphose ou plutôt de la réversibilité, puisque hommes et bêtes sont interchangeables. Et la tromperie sur l’identité, universelle. Mais les animaux, au moins, ne sont pas esclaves de l’illusion, qui est la grande faiblesse humaine. Illusion d’aimer et d’être aimé, illusion de pouvoir, illusion d’exister.
Ce roi aux divertissements dérisoires qui adopte une puce et la nourrit si bien qu’il en fait un insecte géant, cet autre qui préfigure Don Juan par son érotomanie et se laisse tromper par une sorcière, cette reine qui mange le cœur d’un monstre marin pour enfanter et se retrouve instantanément mère d’un être hybride, ces deux vieilles folles qui changent littéralement de peau pour rester jeunes montrent bien que nos fantasmes actuels sont immémoriaux.
Un film choral
Garrone adopte les codes narratifs du conte pour créer un film choral dans lequel trois récits s’interpénètrent avec leurs archétypes fabuleux reparaissants. Structure circulaire, déjà présente dans l’écriture du texte, mais aussi dans l’imaginaire du cinéaste. Pourtant son cinéma a trop fréquenté le réalisme (par sa dénonciation de la mafia) ou l’hyperréalisme grotesque (Reality) pour nous convaincre par cette mixture merveilleuse.
Dans l’univers du Racconto dei racconti, eros et thanatos sont des obsessions universelles, les bêtes sont plus victimes qu’agressives et les êtres humains deviennent tous des monstres. Garrone dévoile hommes et femmes pour révéler leur intime fragilité d’écorchés vifs. La peau qu’il arrache est peut-être l’image de cette naïveté qui nous permet d’accepter la vie, même dans sa suprême cruauté.
Son ambition philosophique est indéniable : il entend nous rappeler l’animalité qui sommeille en l’homme en nous faisant sentir le souffle fétide des bêtes sauvages, en nous perdant dans les labyrinthes de l’esprit humain, avide de domestiquer la liberté d’autrui. Mais l’univers visuel de la fable ne convient pas à son tempérament et s’il retrouve ses thèmes favoris – la transformation du corps, la tromperie, la passion dévorante – il minimise ces problèmes par l’excès au lieu de leur donner leur dimension métaphysique, pourtant présente dans les noms bibliques des faux frères Jonas et Élie.
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Une humanité nourrie aux sources fantastiques du mythe
Il en résulte un carnaval de sentiments dégénérés, de pulsions mal assouvies et de frustrations lancinantes, qui a du mal à traduire une réflexion profonde sur la nature de l’amour, capable d’être don ou dévoration, générosité ou cupidité. Cette humanité nourrie aux sources fantastiques du mythe n’a, certes, pas besoin d’être crédible. Il lui suffit de nous épouvanter par ses énormités comiques ou tragiques. Le burlesque et l’horreur se confondent dans ces êtres hors du commun qui exacerbent à peine nos propres tendances.
Garrone, toujours sur le fil du rasoir – entre ridicule, mauvais goût, mélodrame, farce involontaire –, tente d’échapper au feu qui le guette. Car la matière dont est faite Il racconto dei racconti, chez Basile comme chez le cinéaste, est éminemment incandescente et demande « courage et sacrifice » pour être narrée comme une fable accessible, au lieu d’être gardée pour soi, bien à l’abri du for intérieur.
Mais Garrone, en sacrifiant à la tyrannie du visible, se prive du pouvoir de suggestion du cinéma : il nous choque en nous montrant ses monstres sous toutes leurs coutures au lieu de nous sidérer par leur seule évocation. Son film a beau se vouloir de la lignée des Fellini, Comencini, Mario Bava, c’est un objet non identifiable et assez monstrueux qui peine à réaliser une ambition immodérée.
Anne-Marie Baron
• Le genre du conte dans “l’École des lettres”.
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