Hotel Roma, de Pierre Adrian :
portrait d’un tourmenté

Écrivain français de trente ans, Pierre Adrian part sur les traces de Cesare Pavese, écrivain italien qui a mis fin à ses jours à Rome en 1950. Il évoque la force de travail de son aîné, ses souffrances, son goût pour le rêve.
Par Norbert Czarny, critique littéraire

Écrivain français de trente ans, Pierre Adrian part sur les traces de Cesare Pavese, écrivain italien qui a mis fin à ses jours à Rome en 1950. Il évoque la force de travail de son aîné, ses souffrances, son goût pour le rêve.

Par Norbert Czarny, critique littéraire

« Ma part publique, je l’ai accomplie. J’ai fait ce que je pouvais. J’ai travaillé. J’ai donné de la poésie aux hommes. J’ai partagé les peines de beaucoup. » Ces phrases figurent sur une plaque commémorative, devant la maison natale de Cesare Pavese. C’est dans les Langhes, non loin d’Albe, dans le Piémont. Le 27 août 1950, ayant mis un point final au Métier de vivre, son journal, l’écrivain italien a également mis un terme à sa vie, à l’Hotel Roma de Turin. Dans Hotel Roma, Pierre Adrian, jeune romancier français de trente ans, part sur les traces de son aîné, de ce lieu ultime jusqu’à la Calabre, puis il relate ses derniers jours au cœur de l’été, dans une cité vidée de ses habitants.

La poésie de Cesare Pavese a été rassemblée dans Travailler fatigue, son premier livre, publié en 1936, et La Mort viendra et elle aura tes yeux, qui comprend son ultime texte, paru en 1979, chez Gallimard. La lire permet de suivre le parcours complet d’une existence consacrée au travail. Pavese avait l’allure d’un professeur aussi discret que sérieux, et il était connu dans certains cafés de Turin où passait des heures à écrire, à lire des manuscrits ou à traduire de l’anglais. Il travaillait pour Einaudi, le grand éditeur italien et, parmi ses amis, se trouvaient Italo Calvino et Natalia Ginzburg qui lui vouaient une grande admiration. La romancière le cerne parfaitement : « Sa tristesse nous semblait celle d’un enfant, qui n’a pas encore touché terre et qui se meut dans le monde aride et solitaire des songes ». Et si la tristesse existe, c’est bien faute d’amour : « Mon lot à moi c’est d’étreindre des ombres » écrit Cesare Pavese, et tout est résumé. Sa vie sentimentale est une suite d’échecs, de chagrins parfois transformés en paroles misogynes dont le journal se fait l’écho. Pavese est un homme « en noir et blanc », comme le qualifie l’un des derniers témoins de sa vie que rencontre à Rome Pierre Adrian. Mais pourquoi ce jeune écrivain s’intéresse-t-il à un auteur qui semble si peu de notre temps ?

Un étrange ami

Pierre Adrian a d’abord écrit un récit sur Pasolini, « l’écrivain de mes vingt ans » et « pour toujours l’un des poètes de ma vie ». Et il ajoute : « Cesare Pavese devint l’écrivain de mes trente ans sans doute parce que je ne cherchais plus de maître à penser mais seulement un ami pour me tenir compagnie ». Le Métier de vivre est un des livres de chevet d’Adrian : « Sa lecture morcelée, intranquille, devenait aussi la recherche d’un reflet, d’une correspondance avec ma propre réalité. »

La qualité première de Pavese est son sens du « mot juste », explique un de ses amis rencontré à Rome. Ce mot juste est également ce que le jeune écrivain vise, et atteint. Pierre Adrian écrit sobrement, avec élégance, sans effet, sans la moindre surcharge. Jamais de point d’exclamation, d’hyperbole. Écrire sur Pavese est aussi une manière d’affirmer un style. Pudique comme celui du maître. Hotel Roma ne cherche pas l’artifice. C’est tout juste si la trame sentimentale sert de prétexte.

L’écrivain part en Italie avec « la fille à la peau mate », son amoureuse. Leur première après-midi est faite de partages : « C’est ce qu’il y a de plus beau dans une liaison qui commence, le désir immédiat de deviner la réalité de l’autre en comprenant ses fictions. »Cinéma, littérature, ils se connaissent par les images et les mots. Le voyage à Turin sera leur air commun : « Il faudrait qu’il existe comme ça des lieux où le souvenir est si fort qu’on puisse avoir la certitude de réparer l’amour en s’y rendant. Turin serait notre forteresse. Elle était imprenable. »Ils traînent dans la ville, vagabondent, en quête des lieux de Pavese. Ils prennent le train, que le romancier aimait tant pour la capacité à faire rêver.

Écrire comme gravir des cols

L’enfant ou l’adolescent qu’il était resté, vivant même chez sa sœur pendant plusieurs années tant les contraintes matérielles et pratiques lui étaient difficiles, avait quelque chose d’entier, d’absolu, que cette existence consacrée au travail incarne. Travailler, c’était comme grimper des cols à toute vitesse. Pierre Adrian cite une anecdote, lorsqu’un journaliste l’interroge : « le cycliste taciturne, homme de peu de mots, répondit simplement : pour abréger ma souffrance ». Pavese voulait abréger ses souffrances, lui aussi.

Adrian se garde bien d’expliquer le suicide de Pavese, celui de Pantani ou de Stig Dagerman, autre écrivain qu’il admire. Il dit les douleurs, les échecs, le sentiment d’un exil perpétuel, d’un retour impossible.

L’exil, Pavese l’avait subi dans les années 1930. Le régime fasciste l’avait déporté en Calabre. Il n’était pas un opposant, comme l’avait été Carlo Levi, l’auteur du Christ s’est arrêté à Eboli. Il n’a jamais été engagé dans la lutte pour la libération du pays après 1943. Il restait à côté des événements, pas insensible, comme en témoignent ses remords en 1945, mais un peu étranger. Adrian fait le lien avec l’écrivain de ses vingt ans : « À l’inverse de Pasolini, totalement engagé dans le monde, physiquement, brutalement, Pavese demeura en retrait […] Pavese était un désengagé : son indifférence répondait à l’insignifiant bruit du monde ».

Le confiné vivait à Brancaleone, une bourgade dans laquelle se rendent le narrateur et sa compagne. La mer n’est pas loin ; Pavese ne l’aimait pas. Pour le paysan qu’il était, les Langhes étaient le « pays absolu de la lune et des feux ». Tels sont les mots de son jeune biographe. Dans « Les Mers du sud », Pavese l’écrit ainsi : « Un pays, ça veut dire ne pas être seul et savoir que chez des gens, dans les arbres, dans la terre, il y a quelque chose de vous, qui, même quand on n’est pas là, vous attend patiemment. »

Peu de romanciers et novellistes ont su comme lui rendre les paysages et les êtres. En particulier, les femmes. « Il faut devenir femme », note-t-il dans son journal. Elles sont pour lui, « le filtre le plus subtil de la réalité ». Le propos est du cinéaste Antonioni qui a adapté Entre femmes seules, l’une de ses nouvelles. Tous deux ont senti, à travers leurs personnages féminins, comment et combien le monde changeait. Sans doute est-ce ce qui donne sens à cette quête.

Le bonheur de cette lecture est qu’elle ouvre à d’autres. Hotel Roma est de ces livres qui font entrer dans l’éternelle bibliothèque.

N. C.

Pierre Adrian, Hotel Roma, Gallimard, 192 pages, 19,50 euros.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Norbert Czarny
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