Hommage à Dominique Bernard :
relire « J’atteste contre la barbarie »

Face au choc de ce nouvel attentat frappant un enseignant, certains de ses collègues préfèrent passer par un texte pour lui rendre hommage. Antony Soron propose un poème écrit par l'écrivain marocain Abdellatif Laâbi, au lendemain de l'attaque contre Charlie Hebdo et l'Hyper Casher de Vincennes en 2015.

Face au choc de ce nouvel attentat frappant un enseignant, certains de ses collègues préfèrent passer par un texte pour lui rendre hommage en classe. Antony Soron propose un poème écrit par l’écrivain marocain Abdellatif Laâbi, au lendemain des attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Casher de Vincennes en 2015.

Par Antony Soron, maître de conférences HDR,
formateur agrégé de lettres, Inspé Paris Sorbonne-Université. 

« Ce qui me frappe à vrai dire, c’est l’impression de silence, d’incompréhension et peut-être même de résignation en face de cet assassinat, comme s’il faisait partie d’une nouvelle normalité », réagit un collègue enseignant au lendemain de l’attentat contre Dominique Bernard dans sa cité scolaire d’Arras le 13 octobre.

« Il m’est assez difficile de verbaliser le choc que représente cette nouvelle. J’ai trouvé samedi matin des élèves assez silencieux, mais inquiets. Ils semblaient reconnaissants que l’école puisse continuer ‘‘comme avant’’ ». De mon côté, je m’inquiète pour eux qui doivent désormais envisager l’école comme un lieu potentiellement dangereux. », glisse un autre.

« Malgré l’horreur et la consternation que ce drame m’inspire, je crois en la solidité des valeurs républicaines qui ont donné à notre pays sa physionomie actuelle et sa place si singulière dans l’histoire. », me confie une troisième.

Comme tous les enseignants de l’Hexagone, il leur faudra pourtant reprendre leur classe ce lundi 16 octobre, certainement la boule au ventre, mais avec la conviction qu’il faut continuer de transmettre des textes. Comme si cette mission constituait un dernier rempart contre la barbarie en même temps que le meilleur hommage à leur collègue de lettres assassiné dans son établissement. 

La force de l’immédiateté

« Le poète a toujours raison », chante Jean Ferrat, a fortiori aux pires moments : Victor Hugo qui évoque dans « L’enfant » (1822) les atrocités commises par les Ottomans sur l’île de Chio ; Paul Éluard, qui écrit son nom en 1942, au moment où (la) « Liberté » est cadenassée sous l’Occupation. Le poète a le pouvoir d’exprimer en peu de mots, ce que d’aucuns, touchés par les mêmes drames collectifs, n’osent pas ou ne peuvent pas exprimer d’une façon aussi juste.

C’est au lendemain du massacre de Charlie Hebdo et de l’Hyper Casher de Vincennes en 2015, qu’Abdellatif Laâbi décide de reprendre la plume. Enseignant, traducteur, écrivain polygraphe, le poète marocain est encore, dans l’Hexagone, méconnu du grand public. Il est discret malgré l’ampleur de son œuvre qui comprend des essais, du théâtre, des romans, comme Le Fond de la jarre (2010) et Le Livre de l’imprévu (2017). Il a remporté le Goncourt de la poésie en 2009. 

Je suis encore là
vivant je crois
si peu vaillant
«Être ou ne pas être »
n’est plus ma question
Il y a plus inquiétant
une interrogation qui me brûle les lèvres
et que j’ose à peine formuler :
Me suis-je trompé d’humanité ?

« Le principe de l’incertitude », Abdellatif Laâbi

Devant l’atrocité des attentats de 2015 en France, l’écrivain éprouve l’intense besoin de partager une colère et une inquiétude qui parcourent, au-delà de la société française, toutes les sociétés humaines. Il sait que le poème peut avoir la force de l’immédiateté en tant que forme courte ; qu’il est susceptible de saisir le lecteur ou l’auditeur en quelques instants.

Il compose donc ce texte, « J’atteste contre la barbarie », qui met en tension sa colère et sa souffrance face aux atteintes portées à l’encontre de l’humanité. Il trouve les mots justes, pénétrants, que l’on a envie de réciter. L’Éducation nationale ne s’y est pas trompée. Elle a contribué à le faire connaître en l’imprimant sur des affiches diffusées dans les classes et dans les bibliothèques. 

J’atteste qu’il n’y a d’Être humain
que Celui dont le cœur tremble d’amour
pour tous ses frères en humanité
Celui qui désire ardemment
plus pour eux que pour lui-même
liberté, paix, dignité
Celui qui considère que la Vie
est encore plus sacrée
que ses croyances et ses divinités
J’atteste qu’il n’y a d’Être humain
que Celui qui combat sans relâche la Haine
en lui et autour de lui
Celui qui dès qu’il ouvre les yeux au matin
se pose la question :
Que vais-je faire aujourd’hui pour ne pas perdre
ma qualité et ma fierté
d’être homme ?

« J’atteste contre la barbarie », Abdellatif Laâbi

Lire ce poème en classe

Le poème se structure autour d’une reprise anaphorique qui l’engage personnellement : « J’atteste ». Ce qui implique, en début de séance, de faire entendre le poème lu par le poète (2), et d’évoquer rapidement le parcours biographique de l’écrivain marocain (3).

À partir de l’observation de la couverture du recueil, il serait intéressant de poursuivre avec les élèves par l’exploration sémantique du verbe clef de voûte du propos. Cette démarche serait d’ailleurs implicitement valorisée par Abdellatif Laâbi lui-même qui déclare, en 2016, « le poète est là pour redécouvrir le sens des mots et leur charge émotive, pour redécouvrir les liens avec notre mémoire, avec notre sensibilité ».

En effet, « attester » possède un sens usuel : « témoigner de la vérité d’un fait ». Quand le poète prend la plume et énonce son programme d’écriture par la phrase, « J’atteste contre la barbarie », il assume pleinement de témoigner d’une vérité qui ne prête pas à la discussion (« J’atteste » pouvant alors avoir comme synonyme « J’affirme »).  

Pour autant, le champ sémantique du verbe « attester » peut aussi renvoyer, dans un usage littéraire et vieilli, à l’idée de prendre à témoin. Or, dans les sociétés traditionnelles moins laïcisées que la nôtre, c’est souvent Dieu, ou les dieux, qui sont interpellés en ce cas : « J’atteste le ciel que… ».

Compte tenu du contexte d’énonciation du poème, Abdellatif Laâbi n’emploie pas ce verbe au hasard, d’autant moins d’ailleurs, que « attester » tend à signifier « en appeler à »… Le verbe possède, de fait, une portée symbolique et métaphorique beaucoup plus forte que le verbe « affirmer ». 

Sur le plan de sa composition syntaxique, le poème de Laâbi se donne pour mission de remplir, pour ainsi dire, l’implicite contenu dans son titre. Il lui faudra ainsi, attester de « quelque chose » « contre la barbarie ». De fait, dès l’instant où le poème se déploie, le syntagme négatif à valeur d’opposition, «contre…» disparaît au profit de ce « quelque chose » qu’il convient d’attester : « J’atteste qu’il n’y a d’Être humain que Celui dont le cœur tremble d’amour pour tous ses frères en humanité ».  

L’humanité contre la barbarie

Le poème d’Abdellatif Laâbi ne manque pas, cependant, de solliciter le lecteur tout particulièrement dans sa chute. Il ne s’agit pas seulement d’une poésie de réparation, au sens où il aurait uniquement la vertu de rassembler les frères humains, pour reprendre le titre d’un roman d’Albert Cohen, Ô vous frères humains (1972). L’idée est aussi d’interroger les consciences en invitant chacun à faire acte de résistance, « contre la barbarie » :

J’atteste qu’il n’y a d’Être humain que Celui qui combat sans relâche la Haine en lui et autour de lui

Celui qui dès qu’il ouvre les yeux au matin se pose la question :

Que vais-je faire aujourd’hui pour ne pas perdre ma qualité et ma fierté d’être homme ? 

« J’atteste contre la barbarie », Abdellatif Laâbi

Les élèves comprendront que le poème propose une définition contrapuntique de la barbarie, dans la mesure où toutes les valeurs qu’il évoque vont dans le sens d’une défense de l’humanité et constituent par conséquent l’envers de la barbarie. Celle-ci est donc définie comme rassemblant tout ce qui va à l’encontre des valeurs morales et humanistes, avec comme synonymes : cruauté, férocité, inhumanité. 

« [Cette poésie] se tient debout face aux turbulences – qu’elles soient historiques ou intimes. Bref, entre ses vers, court une invite à ne pas céder », écrit Françoise Ascal, dans sa préface du recueil, L’Arbre à poèmes, anthologie personnes, 1992-2012, d’Abdellatif Laâbi.

Difficile de mieux caractériser le travail d’un écrivain, qui, comme s’il s’agissait du sens du combat de toute son existence, choisit d’intituler son dernier recueil : La Poésie est invincible

A. S.

Ressources

  • Abdellatif Laâbi, Zaü, J’atteste contre la barbarie, Rue du Monde, 2015. 

Notes

(1) Abdellatif Laâbi, les combats d’un poète, La Grande Librairie, 24 mars 2022.
(2) La poésie en réponse à la barbarie, Abdellatif Laâbi, France Culture, 6 janvier 2016.
(3) Site internet de l’auteur : http://laabi.net/

Antony Soron
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