Goldman, d’Yvan Jablonka :
le livre non homologué de la génération J.-J.G.
Par Antony Soron, maître de conférences HDR, formateur agrégé de lettres, Inspé Sorbonne-Université
L’historien s’attaque à un mythe de la chanson française, Jean-Jacques Goldman, dont l’œuvre musicale, couverte de disques d’or et de platine, a constitué la bande-son des années 1980 à 2000.
Par Antony Soron, maître de conférences HDR,
formateur agrégé de lettres, Inspé Sorbonne-Université
Dans un encart publié dans Le Canard enchaîné le 18 août 2023, Jean-Jacques Goldman a fait vertement savoir qu’il ne cautionnait pas l’ouvrage éponyme que l’auteur du best-seller, Laetitia ou la Fin des hommes, (Seuil, 2016) lui avait consacré. Pourtant, le projet d’Yvan Jablonka, qui a marqué la rentrée littéraire l’an dernier, ne semblait pas si blâmable : l’auteur n’ayant pas eu l’intention lucrative d’écrire une « biographie de star ». Fidèle à ses méthodes de recherche, il s’agissait davantage, selon ses propres mots en préambule, d’un « [t]ravail de sciences sociales » correspondant à « [l’]archéologie d’une époque ». Certes, l’historien, né en 1973, « spécialiste du récit de soi par sujet interposé1 » selon les mots de Natacha Polony, admet que le portrait de la star s’apparente en creux à un autoportrait.
Au-delà de cet embryon de polémique, reste, plus intéressante, la question légitime que tout membre de la « génération Goldman » est à même de se poser. N’avons-nous pas tous « quelque chose en nous de … J.-J.G. » ? Question qu’Yvan Jablonka reprend au rebond en s’engageant à en tirer rigoureusement tous les fils idéologiques, artistiques et sociologiques. Pourquoi ce chanteur, né en octobre 1951, a-t-il autant occupé les ondes pendant deux décennies tout en ne ralliant, dans le meilleur des cas, que le mépris poli, des intellectuels et de la critique spécialisée ? Qu’est-ce qui collait aussi bien avec la masse du public francophone et aussi mal avec l’intelligentsia d’une gauche encore hantée par les nuits de Mai 68 ?
Admirateur et chercheur
La méthodologie d’Yvan Jablonka repose sur un travail de longue haleine. Le 10 mai 2022, n’avait-il pas déjà proposé au Musée d’art et d’histoire du judaïsme une conférence sur son chanteur de chevet, « Goldman et nous » ? Dans la mesure où l’auteur-compositeur-interprète a refusé de lui donner accès à ses archives, l’historien a puisé dans toutes les sources existantes, notamment audiovisuelles. Il en ressort un livre de 330 pages très documenté, avec notes de bas de page, pages d’annexes, tableaux, comme l’on en trouve classiquement dans les ouvrages catalogués « Sciences sociales ».
Chapitré en trois grandes parties, « Les années silhouette » (1951-1980), « La décennie miraculeuse » (1981-1989), « Vers l’absence » (1990-2019), Goldman opère un rapprochement entre l’itinéraire paradoxal du plus discret des chanteurs français à succès et le déroulé d’une époque où la gauche française qui voulait « changer la vie » s’est installée durablement aux manettes de l’Hexagone.
Yvan Jablonka mêle, tout au long de cette biographie sociologique, approche distanciée et incursions intimistes, comme s’il cherchait à se raccrocher à un grand frère rêvé :
« Dans nos familles où le judaïsme aurait pu être une malédiction, nous en avons gardé le meilleur : les bonheurs terrestres, la liberté d’esprit, la faculté de rire et d’abord de soi-même. »
Fluidité du style, refus du jargon conceptuel, développement du propos en sous-chapitres courts, Goldman se lit facilement, sans céder jamais à la facilité.
Une pensée « Entre gris clair et gris foncé »
Hasard du calendrier éditorial et culturel, l’ouvrage d’Yvan Jablonka a précédé de quelques semaines la sortie en salles du film de Cédric Kahn, Le procès Goldman, consacré au demi-frère du chanteur, assassiné le 20 septembre 1979 à Paris. Or, si la critique de gauche n’a pas été tendre avec les tubes de Jean-Jacques, elle a toujours gardé une affection admirative pour Pierre (1944-1979), personnage singulièrement plus rebelle et doté d’une part d’ombre que ni son procès pour meurtre, ni son assassinat n’ont pu contribuer à dissiper. Contre lui, Yvan Jablonka renverse la pensée critique de gauche, et tout en aseptisant quelque peu sa colère, exprime des griefs toujours d’actualité :
« Qu’est-ce qu’on fait quand on découvre qu’on s’est trompé, qu’on a échoué, que le monde ne va pas changer de sitôt ? On prend son flingue […]. »
Il existe bien pour Yvan Jablonka une pensée Goldman, qui, même si elle reste rétive aux idéologies du « Grand soir », n’en conserve pas moins sa cohérence. L’historien la considère comme judicieusement non radicale. Et ce, à la fois sur le plan idéologique et musical. Ainsi, l’artiste, subjugué par la voix d’Aretha Franklin, ne se fera jamais l’homme d’un courant musical unique. Avant les autres, et sans doute dans le même esprit que son aîné Michel Berger, Jean-Jacques Goldman tend à pratiquer une forme de « en même temps ». Dans le tableau inséré (page 60), on trouve aussi bien des chanteurs à textes comme Jean Ferrat que les « guitar heroes » comme Jimmy Hendrix. La musique de J.-J.G. ne demeure-t-elle pas un creuset fondamentalement inclusif, au même titre, somme toute, que les paroles de ses chansons et la somme de ses engagements ?
A.S.
Ivan Jablonka, Goldman, Seuil, 400 p., 21,90 euros (18 août 2023).
Note
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