Hommage à Gerda Muller pour son 90e anniversaire
Deux ou trois choses que je sais d’elle,
par Marcus Osterwalder
“Personne ne connaît son nom, mais tous les enfants dans les écoles maternelles connaissent ses images”, avait écrit un critique. Personnellement je connais son nom et ses images, mais je dois avouer que je sais très peu d’elle. Pourtant nous nous voyons régulièrement depuis pas mal d’années.
J’ai rencontré Gerda à l’un des vernissages sympathiques de la galerie L’Art à la page, qui était alors proche de la Bastille. Elle m’avait raconté qu’elle était lasse de travailler pour les éditions Ravensburger en Allemagne et qu’elle avait envie de changer de style. Par la suite, on s’est revus dans mon bureau à l’école des loisirs. On a parlé d’éventuels projets communs et son choix s’est porté sur l’idée d’un livre sur les ânes.
Elle est donc partie à la campagne pour faire des croquis de l’animal en question. J’ai alors compris, et je sais maintenant, de quelle manière elle prend son travail au sérieux. Elle est revenue me voir avec des esquisses sur papiers de couleurs diverses et dans des styles variés. J’étais en admiration. Je voyais bel et bien un album complètement différent de ce qu’elle avait fait auparavant.
Les étapes de la création
L’étape suivante était des dessins pour la maquette du livre, avec des textes. Quel illustrateur sait encore esquisser des caractères d’imprimerie ? Mais déjà je voyais que Gerda ne pouvait se renier. Le livre Pivoine mon âne, paru en 1998, restait bien dans la ligne de ce qu’elle avait publié antérieurement.
C’est une bibliothécaire qui lui aurait suggéré de travailler sur un livre réalisé par Juarez Machado, peintre sud-américain né en 1941 à Joinville dans l’État de Sainte-Catherine, dans le sud du Brésil. Ida e Volta, publié au Brésil en 1976 par Primor puis en France par Flammarion sous le titre Une aventure invisible, reçut le prix “Diplôme loisirs jeunes”. Ce livre brésilien était dans la ligne des cartoons des dessinateurs humoristiques des années cinquante et soixante, avec des dessins sans légende. Des empreintes de chaussures énigmatiques étaient représentées sur le sol et s’approchaient d’une bouche d’égout ouverte.
Nous nous étions longuement demandé si nous pouvions la transférer dans un monde enfantin. J’étais d’avis que oui, et je crois que Devine qui fait quoi, avec ses paysages de neige, est un des livres les plus originaux de Gerda. C’est en tout cas mon préféré.
Elle a voulu ensuite faire un livre sur la musique, une autre de ses passions (l’une de ses filles est musicienne). Quand Florica prend son violon parle avec beaucoup de retenue de la guerre lointaine (l’ex-Yougoslavie) et de l’intégration d’une étrangère dans une école française, avec en outre un dossier documentaire sur le violon. Qui d’autre que Gerda aurait pu capter ainsi l’expression du visage d’une petite fille qui cherche le son juste en
accordant son instrument ?
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Une créatrice discrète
Gerda Muller est citée dans L’Image dans le livre pour enfants (1975) de Marion Durand et Gérard Bertrand pour les Histoires en quatre images (Père Castor, 1965) et pour Les aventures de Carline la marmotte (Deux Coqs d’or, 1972) mais on n’y apprend rien sur elle. Elle figure aussi avec une image bruegélienne extraite du Violon enchanté de J.-M. Guilcher dans Images à la page (Gallimard, 1984), mais toujours très peu sur elle : on apprend qu’elle est née le 21 février 1926 à Naarden, aux Pays-Bas, qu’elle a suivi des cours à l’École des arts décoratifs d’Amsterdam, puis à l’école Estienne à Paris et dans l’atelier du célèbre affichiste Paul Colin.
À partir de 1952, elle publie au Père Castor de nombreux titres, puis elle collabore avec plusieurs éditeurs en France et à l’étranger (plus de cent trente albums et des traductions
en douze langues). Elle figure aussi dans le Guide des illustrateurs du livre de jeunesse français (1988) où elle énonce son credo :
“J’aime mon métier et j’ai, toute ma vie, dessiné pour les enfants. Quand je travaille seule dans mon atelier, je ressens la présence d’un enfant qui regarde et souvent me guide. C’est pour lui que je travaille (ni pour les parents, ni pour les éditeurs).”
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Un amour pour les enfants
sans mièvrerie ni complaisance
Voilà comment il faut comprendre l’œuvre de Gerda. Pas en interprétant sa vie personnelle mais dans son rapport avec les enfants. Pour déchiffrer les secrets de l’enfance, il faut de l’amour et de l’intuition, m’a-t-on dit. Gerda a confié à Viviane Ezratty et Françoise Lévèque dans un entretien publié dans La Revue des livres pour enfants en avril 1999 :
“Je me souviens d’avoir toujours dessiné: des histoires sans paroles pour des copains de l’école […]. C’est vers 12 ans que j’ai su que je voudrais faire de l’illustration pour la jeunesse.” Plus loin elle dit aussi : “On pourrait me reprocher de montrer un monde sans agressivité […]. Je pense qu’on a tort d’utiliser les livres destinés aux enfants comme un tremplin de nos propres angoisses, souvent grandes.”
C’est vrai, les enfants que l’on voit dans les illustrations de Gerda ne sont pas les frères et sœurs d’Alice au Pays des merveilles ni de Peter Pan. Gerda montre en effet des enfants qui veulent grandir et qui ne traversent pas de miroirs. Les enfants de Gerda aiment faire des choses concrètes comme sauter dans les flaques d’eau et caresser des animaux, jouer d’un instrument de musique, écouter les explications d’un grand-père ou d’une grand-mère. Ils aiment s’amuser mais aussi apprendre. Et l’amour que Gerda leur porte n’est altéré d’aucune mièvrerie ni d’aucune complaisance.
Gerda veut former sans déformer. Elle veut que ses lecteurs comprennent qu’il existe dans notre univers différentes façons de penser et de vivre, qu’en respectant autrui on vit mieux et qu’il faut aspirer à rendre ce monde plus vivable.
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Le souci constant de traduire avec humilité
l’enchantement du vécu
A-t-on déjà réfléchi à l’effet qu’ont les images sur l’esprit des enfants qui les regardent pendant des heures (en s’ennuyant parfois) dans les manuels scolaires ? Quel arsenal d’imagerie populaire portons-nous en nous ? Les images de Gerda doivent être dans pas mal de têtes, puisqu’elle a aussi illustré pendant des années des livres de classe.
Quelle est l’originalité de l’œuvre de Gerda Muller ? Pourrait-on lui reprocher que ses illustrations n’appartiennent pas exclusivement à l’art avec un grand A ? Elles présentent pourtant bien des similitudes avec des tableaux d’Alex Colville, ce peintre canadien dans la ligne de la Nouvelle Objectivité et du Réalisme magique, qui eut son heure de gloire dans les années soixante avec notamment Enfants dans l’arbre, tableau à la détrempe à la caséine.
En fait, ce qui distingue Gerda Muller, c’est sa constante discrétion, la sensibilité de son inspiration, son goût pour les paysages paisibles. Pas d’afféteries, ses images respirent, bruissent d’une façon à peine perceptible, ample, silencieuse ou complice. Il y a toujours eu chez elle une grande humilité à tenter de retranscrire dans ses images l’enchantement du vécu. Pas de pittoresque gratuit.
Elle a su garder en elle le meilleur de l’enfance, preuve qu’elle a absorbé le philtre de vie. Elle a su transposer ce meilleur et le transmettre en images avec verve à des générations d’enfants qui reconnaîtront toujours de loin un dessin de Gerda. Et elle va continuer comme cela longtemps, j’en suis sûr. La vraie jeunesse est celle de l’âme, n’est-ce pas ? Merci de nous avoir fait voyager dans un monde heureux et apaisant.
Bon anniversaire, Gerda !
Marcus Osterwalder,
directeur éditorial de la collection “Archimède”
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• L’univers optimiste de Gerda Muller, par Stéphane Labbe.
• Tous les livres de Gerda Muller à l’école des loisirs.