
Georges-Arthur Goldschmidt, Le Chemin barré et L’après-exil : deux dans le miroir
Paraissent en français deux livres que l’auteur a écrits en allemand et qui témoignent de son rapport à la langue dans l’exil. La temporalité éditoriale en fait deux textes frères, comme les deux frères qu’ils évoquent et auxquels Georges-Arthur Goldschmidt donne vie en retraçant le parcours de son aîné, entre les souvenirs et l’essai.
Par Norbert Czarny, critique littéraire
Paraissent en français deux livres que l’auteur a écrits en allemand et qui témoignent de son rapport à la langue dans l’exil. La temporalité éditoriale en fait deux textes frères, comme les deux frères qu’ils évoquent et auxquels Georges-Arthur Goldschmidt donne vie en retraçant le parcours de son aîné, entre les souvenirs et l’essai.
Par Norbert Czarny, critique littéraire
Essayiste, auteur de textes critiques sur Rousseau et Kafka, d’une étude sur l’œuvre de Peter Handke dont il a été, pour l’essentiel, le traducteur, Georges-Arthur Goldschmidt est aussi et surtout un grand écrivain, de langue allemande et de langue française. La part autobiographique occupe une place essentielle dans son oeuvre avec, notamment, La Traversée des fleuves (Seuil, 1999), Le Poing dans la bouche (Verdier, 2004), et L’esprit de retour (Seuil, 2011).
Goldschmidt s’inscrit dans la droite ligne de l’auteur des Confessions, à ceci près que sa sincérité est plus entière, plus brutale. Il ne cache rien de l’adolescent qu’il a été, au risque de l’impudeur, ce qui rapproche la démarche de ce que Leiris, autre modèle possible, appelle la corne du taureau : introduire dans la littérature l’équivalent de ce que représente une corne de taureau pour le torero, soit une menace et par là même, une réalité humaine.
Le Chemin barré et L’après-exil, se font écho. L’après-exil est paru le premier en Allemagne. L’auteur y faisait à peine allusion à Erich, son frère ainé. Un journaliste lui a demandé pourquoi. La réponse se trouve dans Le Chemin barré, paru un an après, en 2021. Les deux livres paraissent en même temps en français cette année. L’auteur a traduit Le Chemin barré ; Jean-Yves Masson, traducteur et directeur de la collection « Der Doppelgänger » chez Verdier a traduit L’après-exil. Il s’est également aussi entretenu avec Georges-Arthur Goldschmidt pour Le chemin barré.
Œuvre testamentaire
Né en 1928, à Reinbek en Allemagne, dans une famille de magistrats convertie au protestantisme, Georges-Arthur Goldschmidt émigre en France en 1939. Professeur agrégé d’allemand jusqu’en 1992, il a adopté la citoyenneté française et vit à Paris. Il semble concentrer son héritage dans cette œuvre double où il évoque également son travail avec grandes sensibilité et intelligence. Le professeur d’allemand séduit notamment par ses analyses sur les deux langues qui sont les siennes. La postface à L’après-exil intitulée « La langue d’après » en donne un bel exemple :
Les deux textes sont indépendants l’un de l’autre. On peut n’en lire qu’un, ou espacer sa lecture entre les deux volumes. Dans Le Chemin barré, le narrateur use de la troisième personne du singulier et se glisse dans la peau d’Erich. Dans L’après-exil, il est parfois Arthur, parfois -il-, ou parfois -je-. Ce passage d’un pronom à l’autre est précieux pour marquer le passage du temps : le vieil homme se rappelle l’adolescent qu’il était, ou que son frère était, et il mesure le chemin parcouru.
Georges-Arthur Goldschmidt est un pessimiste infiniment marqué par ce qu’il a vécu enfant sous le nazisme. La présence de l’antisémitisme ne lui semble pas, hélas, appartenir au passé :
« Derrière chaque être humain s’étend une histoire sans fin dont la plupart du temps il ignore tout. Mais quand vous êtes désigné comme Juif, cette histoire est gravée en vous tout autrement. On la ressent comme indéterminée et pourtant bien précise, comme quelque chose qui depuis des siècles se fait sentir de la même manière : la possibilité d’être assassiné, persécuté, pourchassé, assommé à tout moment… »
Ensemble d’exclus
Dans les deux récits, le parcours des frères est similaire jusqu’en 1944, quand commence le régime d’interdiction : interdit de respirer, interdit d’exister… L’Allemagne nazie transforme la famille Goldschmidt en un ensemble d’exclus. Le père ne peut plus exercer son métier de juriste, la mère, souffrant déjà de déséquilibre, voit son état empirer. Les deux garçons sont d’abord envoyés à Florence, en Italie. Erich, l’ainé, souffre de quitter un pays dont il aime l’ordre. Il a été élevé dans le protestantisme et dans le culte de la patrie. Il ne comprend pas ce qui lui arrive ; il aimerait, comme les autres jeunes de son âge, porter l’uniforme. Arthur est trop jeune et trop puéril pour réagir autrement qu’en gamin coléreux et capricieux. Il n’en est pas moins ébloui par Florence, la découverte de son « Duomo » est une expérience esthétique qui va rester la plus grande de toute sa vie.
Les lois raciales obligent les deux garçons à passer en Savoie où ils vivent des années en pensionnat, et dans une certaine liberté jusqu’à l’invasion nazie. En 1943, les Allemands occupent la région et les Juifs y sont traqués et arrêtés comme partout ailleurs. Les deux garçons échappent par miracle aux rafles. Ou plutôt, comme l’écrit le narrateur dans L’après-exil :
« Deux familles de paysans l’avaient accueilli au péril de leur vie. Pour tous ces gens, cacher des personnes en danger, des enfants persécutés, fut la chose la plus naturelle du monde ; on ne se posait pas de questions, on résistait, tout simplement ; et c’est dans l’esprit de cette résistance qu’il a grandi ».
Cet esprit de résistance, Erich le trouve chez le Général de Gaulle, « fasciné par l’insubordination de ce général, par l’indépendance qu’il incarnait ». Il s’engage dans les maquis puis dans l’armée qui libère l’Alsace et entre au Struthof :
« Ce qu’il avait vu au Struthof ne cessait de remuer en lui. Jusque-là il s’en était tiré sans le moindre dommage alors que des millions d’autres avaient péri ; c’était presque de l’escroquerie, il se faisait l’effet d’un vrai charlatan, il n’avait pas le moindre droit d’être un survivant, et par-dessus le marché il traversait d’admirables paysages ».
Ambivalence
Erich ne cessera de vivre dans l’ambivalence et dans la contradiction, avec le sentiment d’avancer dans des impasses. Il aurait voulu être allemand, protestant, il n’en a pas le droit. Il ne se sent pas juif, il aimerait que l’uniforme abolisse toute identité en lui, ou du moins qu’on lui accorde l’identité française. Cela arrive au moment même où il s’est engagé pour partir en Indochine :
« Il venait de signer de sa main son engagement dans la Légion étrangère, à l’instant même où, pour une fois, plus rien ne semblait lui barrer le chemin. Il était devenu lui-même l’obstacle sur sa propre route. Il était l’unique instrument de son propre malheur – comme chez Kafka. »
Il ne faudrait pas lire ces deux récits comme les seules mémoires de leur auteur car ils résonnent avec notre présent. Des Syriens qui les liraient, des Ukrainiens ou d’autres humains contraints à l’exil (ou sur le chemin du retour) ne seraient pas insensibles à ces phrases :
« D’un seul coup, on devient conscient de la langue autrement que jusqu’alors, on devient linguistiquement double. Un enfant exilé perd le cours historique de sa langue d’origine, qui continue à se développer sans lui. Lors du retour ultérieur à la langue maternelle, toute une partie du voyage de découverte linguistique fera alors défaut ».
Gageons que celles et ceux qui retrouveront Alep ou Damas apprendront les mots neufs de la liberté.
N. C.
Georges-Arthur Goldschmidt, Le Chemin barré. Roman du frère. Trad. de l’allemand par l’auteur. Verdier, 112 p., 19,50 €
Georges-Arthur Goldschmidt, L’après-exil. Trad. de l’allemand par Jean-Yves Masson. Verdier, 86 p., 18,50 €
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