« Gemma Bovery », d'Anne Fontaine, une transposition postmoderne
Le cinéma s’est emparé depuis longtemps d’Emma Bovary, qui apparaît d’emblée comme un cas exemplaire du « paradigme féminin », décliné par la psychanalyste Monique Schneider.
Avec Emma, l’adultère est assumé par insatisfaction, par ennui, par désir de changement d’une vie sans intérêt. L’amour devient amour de tête, le sexe, moyen de survie morale, occasion de se mettre en danger.
Les cinéastes ont tous vu Emma très belle et fort peu ridicule. Quant à Charles Bovary, alors que les films les plus anciens font de lui un héros tragique de l’échec, le partenaire infortuné d’un mariage maudit, un Christ de la conjugalité, les films plus récents ont tendance au contraire à souligner la dimension néfaste du personnage et lui font porter une large part de responsabilité. De plus en plus les cinéastes exonèrent Emma et dénoncent la culpabilité de Charles, son indulgence, sa faiblesse, sa soumission irresponsable, déjà dénoncée entre les lignes par Flaubert.
La première des »desperate housewives »
Adaptations plus ou moins fidèles, transpositions plus ou moins libres ont fait place dans le cinéma contemporain à des pratiques postmodernes comme la mise en abyme, la référence, l’allusion à peine perceptible : citation, allusion, recyclage. Des emprunts disparates cherchent à donner aux œuvres d’aujourd’hui une nouvelle cohérence. C’est « une rupture avec la rupture » (Antoine Compagnon, Les Cinq Paradoxes de la modernité, Éditions du Seuil, Paris, 1990, p. 177).
Ainsi Little Children de l’Américain Todd Field (2006), d’après un roman éponyme de Tom Perotta, est une double adaptation ou plutôt un jeu sur l’adaptation. Une idylle se noue entre Sarah, mal mariée à un homme plus âgé, et Brad, qui garde son fils en attendant de passer l’examen du barreau. Frustrations professionnelles et conjugales se mêlent pour les pousser irrésistiblement l’un vers l’autre et l’adultère inévitable est consommé.
Le roman de Flaubert est commenté dans une séquence-clé par les participantes d’un groupe de lecture dont fait partie Sarah, diplômée en littérature. Elle l’explique à ses amies comme l’histoire d’une femme prise au piège qui choisit de lutter au lieu de se résigner. Quand les lectrices protestent pour souligner le fait qu’Emma trompe son mari, Sarah affirme avec passion que ce n’est pas une histoire d’adultère, mais le roman de l’appétit de vivre. Comme si Emma était la première de toutes les desperate housewives qui hantent aujourd’hui les villes de l’Amérique profonde.
L’adaptation d’une adaptation
Gemma Bovery affiche par son titre cette pratique postmoderne. Un commentaire savant du roman sur France Culture ouvre le récit autobiographique que fait Martin Joubert de sa rencontre « fatale » avec la jeune Anglaise venue s’installer dans le village où il est boulanger. Mais dans une vie précédente il a travaillé chez un éditeur à rédiger des notices sur des œuvres classiques et l’intrigue a pour pivot sa passion pour le roman de Flaubert. Coup de foudre pour la jeune femme et fascination pour ce couple en qui il reconnaît l’archétype du mariage voué à l’adultère font de lui un observateur qui va guetter la réalisation de chaque péripétie du roman, à la fois par jalousie et par volonté têtue de montrer que « la vie imite l’art ».
Fabrice Luchini incarne avec sobriété cet homme tiré par surprise de sa tranquillité sexuelle et sentimentale, ce passionné de littérature qui voit la vie à travers le filtre du roman. Narrateur, témoin privilégié, acteur qui tente de s’interposer entre la fatalité et sa probable victime, il finit par s’en faire l’auxiliaire involontaire après avoir agi directement sur les événements. Sa voix off restitue le style indirect libre de Flaubert.
Adapté de la bande dessinée de la Britannique Posy Simmonds, publiée dans le Guardian en 1997 et recueillie en album en 1999, le film est donc l’adaptation d’une adaptation, comme l’a été en 2010 le film de Stephen Frears Tamara Drewe, sur le roman graphique de la même Posy Simmonds d’après le roman de Thomas Hardy Loin de la foule déchainée.
Le film d’Anne Fontaine reprend très librement, comme son inspiratrice, les éléments de Madame Bovary : le village normand à proximité de Rouen, le couple de la femme jeune et jolie avec un mari plus âgé et restaurateur d’art (sorte de médecin des objets) dont l’amour jaloux sera fatal, l’ennui de Gemma qui lui fait avoir deux amants, le château de l’un d’eux, la cathédrale de Rouen où elle le rencontre clandestinement.
Des jeux sur le point de vue
Ce qui fait l’intérêt et la drôlerie du film est le regard de Joubert, métamorphosant à volonté la belle et moderne Anglaise en une femme du XIXe siècle telle qu’il se plaît à l’imaginer. Ce jeu sur le point de vue se traduit à la fois par la tendance du boulanger à guetter, à épier, à surveiller jalousement chaque mouvement de la vraie Gemma et par les changements à vue de la jeune femme soudain vêtue comme au XIXe siècle sous les yeux de son admirateur attentif et inquiet de son avenir.
Réécrivant mentalement le roman, il en égrène les épisodes, allant jusqu’à s’immiscer entre les personnages. Sa terreur quand Gemma achète de la mort-aux-rats est du plus haut comique. La belle Gemma Arterton, qui avait interprété une irrésistible Tamara Drewe dans le film de Stephen Frears, incarne ici une femme sensuelle, pleine de charme et de fragilité, qui séduit au premier regard l’ermite normand, conduit à se lancer dans un jeu de séduction-manipulation au risque de se perdre entre réalité et fiction. Tantôt émouvant, tantôt ridicule, grotesque même, il observe, comme Flaubert lui-même, la bêtise des autres sans se rendre compte de la naïveté de ses propres fantasmes qu’il projette sur l’élue de son cœur. La chute du film, dont je vous réserve la surprise, le montre irrécupérable malgré ses déboires.
Une subversion des motifs canoniques
Personnages détournés des archétypes romanesques, mélange du pastiche et du discours savant, voix off qui accentue l’aspect littéraire du film, entrelacement des motifs et des points de vue, futur ouvert qui nous sort du destin romanesque tragique chez Todd Field, ou dénouement qui nous y replonge chez Anne Fontaine malgré la mort dérisoire de son héroïne connue d’emblée (le film étant un long flash back).
Little Children et Gemma Bovery se distinguent des adaptations précédentes de Madame Bovary par l’esthétique postmoderne qu’ils affichent : le second degré, la subversion des motifs canoniques, les clins d’œil à des spectateur avertis avec lesquels les cinéastes créent un rapport de complicité ou de connivence. Le décodage de Gemma Bovery pourrait donner lieu à de passionnants exercices de comparaison avec le roman de Flaubert et le roman graphique de Posy Simmonds (réédité chez Denoël). Un bon moyen de mêler littérature classique et cinéma moderne.
Anne-Marie Baron
• Adaptations de « Madame Bovary »
1932 – Madame Bovary, Unholy Love, Albert Ray, États-Unis.
1933 – Madame Bovary, Jean Renoir, France).
1937 – Madame Bovary, Gerhard Lamprecht, Allemagne.
1947 – Madame Bovary,Carlos Schlieper, Argentine.
1949 – Madame Bovary, Vincente Minnelli, États-Unis.
1953 – Madame Bovary TV, Claude Barma, France.
1964 – Madame Bovary, Rex Tucker, Grande-Bretagne.
1968 – Madame Bovary, TV, Hans Dieter Schwaze, RFA.
1969 – Les Folles nuits de la Bovary, Die Nackte Bovary, Hans Schott-Schöbinger, RFA.
1974 – Madame Bovary, TV, Pierre Cardinal, France.
1975 – Madame Bovary, TV, Rodney Bennett, Grande-Bretagne.
1976 – Pani Bovary, Toja, Zbigniew Kaminski, Pologne.
1981 – Madame Bovary, TV, Daniele D’Anza, Italie.
1989 – Spasi i Sokhrani, Alexandre Sokurov, URSS.
1991 – Madame Bovary, Claude Chabrol, France.
1992 – Maya Memsaab, Ketan Mehba, Inde.
1993 – Val Abraham, Vale Abraão, Manoel de Oliveira, Portugal.
2000 – Madame Bovary, TV, Tim Fywell, Grande-Bretagne.
• Transpositions
2006 – Little children, Todd Field, États-Unis
2014 – Gemma Bovery, Anne Fontaine, France.
• Flaubert dans les Archives de « l’École des lettres ».
• Une série d’articles va être prochainement consacrée à « Madame Bovary » sur le site de « l’École des lettres » et dans son Espace Lycée. Pour être informé(e) de leur publication, écrivez à courrier@ecoledeslettres.fr
Ce film est remarquable. Le jeu des acteurs sublimes. Un grand film n’existe que si les acteurs sont bons!A voir absolument.